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MessagePosté: 10 Aou 2004 0:05
par Sabaha_K
Euh salut ...

Bon ben je me lance, je vais poster ici une nouvelle que j'ai écrite il y a quelques mois et qui s'appelle La Danseuse. Cela dit, je ne suis pas habituée à faire lire ce que j'écris, alors ne soyez pas trop durs ! (glups)

Le tout est un peu maladroit, parce que je me cherche encore tant au niveau du style que du genre ... S'il y en a qui arrivent à lire le texte jusqu'au bout, ce serait sympa de me faire des commentaires sur ce qui va et sur ce qui ne va pas, histoire que je m'améliore !

Alors voilà, bonne lecture !



[size=150][b]La Danseuse[/b][/size]


[i]


1 . L’homme au visage usé


L’homme au visage usé s’était laissé tomber sur le vieux fauteuil de cuir, aussi vieux et poussiéreux que lui l’était, et n’en avait pas bougé. Son regard éperdu, petit et effacé, dissimulé au-dessus du gouffre profond de ses cernes, suivait les mouvements réguliers et sans mystères des ombres, sur le mur. Les stores vénitiens de son pavillon miteux, qu’il avait loué dans l’urgence après avoir quitté la demeure familiale cosy et si chaleureuse, laissaient filtrer une lumière blanche qui traçait des rayons horizontaux sur la tapisserie d’un vert délavé. Il faisait plutôt bon en ce mois de juin. Le soleil était enfin venu, après un mois de mai pluvieux, mais avait invité un léger vent qui faisait bruisser les feuilles des arbres au dehors, et qui faisait claquer les stores contre le battant de la fenêtre ouverte.
L’ombre et la lumière dansaient tous les deux, valsaient sur les murs, sans qu’aucun ne parvienne à dominer l’autre. L’homme au visage usé ne détachait pas son regard de leur jeu infatigable et tentait d’y trouver un sens. L’ombre et la lumière pouvaient coexister. L’un ne pouvait survivre sans l’autre. Et il était certain qu’il en était de même pour son ombre et sa lumière. En quoi les choses étaient-elles différentes chez l’humain ? C’était aussi naturel. Pourquoi devait-il s’en cacher ? Qu’avait-il fait de mal, à part montrer son amour ?
Ses mains posées sur ses cuisses commencèrent à trembler. Il baissa la tête et regarda ces longs doigts crispés. Il avait du mal à les reconnaître. A qui appartenait cette peau rugueuse et tâchée ? Ces ongles fendus et noircis ? En les tournant paumes vers le ciel, lentement, tentant d’en contrôler les tremblements, il se posa en contemplatif, recherchant la ligne de vie derrière la crasse. Elle était là. Courte. Creusée profondément dans sa chair. L’index de sa main droite en suivit le tracé et lorsqu’il s’arrêta, les tremblements s’emparèrent de tout son corps. Sa tête penchée et soumise aux châtiments de l’invisible disparut sous ses épaules secouées de sanglots.
Un monstre, voilà ce qu’il était. Un monstre, qui se cachait, en attendant qu’un Dieu vienne le chercher. L’ombre de ce qui fut un homme, mais qui n’était plus aujourd’hui qu’un rat.
Derrière ses yeux bleus et lâches se cachaient la folie. Sous son nez aquilin qui ne savait plus respirer paisiblement, une moustache et une barbe poivre et sel qui tentaient de couvrir son visage, comme un masque. Entre ses lèvres tordues et mince, une langue rouge et coupable, qu’il mordait jusqu’au sang. Dans sa tête, le plus grand des désespoirs. Ses mains hideuses d’avoir pris ce qu’elles ne devaient pas, les phalanges recourbées comme les serres d’un oiseau de proie, encerclèrent son crâne, si fort, qu’on aurait dit qu’il voulait le percer à mains nues. Au lieu de cela, elles agrippèrent ses cheveux gris et fous, qui tombaient déjà par poignées, comme s’il était mort de l’intérieur.
Déjà mort. Et condamné.


2 . La femme aux longues jambes


Les talons aiguilles d’un noir intense claquaient sur le trottoir. Le rythme était parfait, à tel point qu’un métronome n’aurait pu mieux faire. Un pas après l’autre, la démarche souple et chaloupée, un balancement régulier des hanches et deux superbes jambes interminables qui s’alignaient avec grâce et assurance. Un pas après l’autre. La femme aux longues jambes était belle. Et il n’y avait rien de particulier à rajouter sur son cas.
Il existe des tas de manières de décrire la beauté, surtout la beauté d’une femme. Les possibilités sont même indénombrables, puisque la beauté est subjective. Mais il n’était pas utile de décrire celle de la femme aux longues jambes, car la sienne ne l’était pas. Elle possédait une beauté objective, de celles qui ne se discutent pas, de celles qui attisent la crainte et la convoitise. De celles qui auraient pu déclencher des guerres, autrefois.
Et la grande force de la femme aux longues jambes était qu’elle ne désirait ni être crainte, ni être possédée. Ainsi elle se faufilait comme une ombre, une ombre lisse et douce, une ombre qu’en a envie de palper mais qui finit toujours par nous échapper. Une de ces ombres qui passe entre les gens, qui leur souffle un murmure glacial, à faire trembler et frissonner leurs chairs, pour finir par disparaître, aussi furtivement qu’elle était venue.
Et ce jour-là, elle venait murmurer dans le creux de l’oreille d’un homme.
Le claquement des talons s’interrompit. La longue silhouette, fine, élancée et sculpturale de la femme aux longues jambes se posa en conquérante silencieuse, devant l’allée menant à un pavillon miséreux du centre de la bourgade. Ses longs cheveux couleur jais virevoltaient, le vent soufflant contre sa nuque et démêlant ses longues mèches épaisses. Sa chemise aux manches relevées d’une soie noire subtile épousait ses formes avec grâce, tandis que sa courte jupe anthracite libérait de toute contrainte ses jambes de gazelle.
Ses lèvres pleines et rouges, dénuées d’un maquillage qui serait superflu eu égard à sa beauté naturelle s’étirèrent lentement. Elle souriait paisiblement. Elle aimait quand les choses étaient faciles. Son regard vairon dans lequel luisait parfois de la cruauté et qui mettait tellement mal à l’aise les gens, tout comme il les fascinait, ni cillait pas. Elle clignait très peu des yeux. Elle savait que cela impressionnait les gens, qui finissaient toujours par détourner la tête, incapables de soutenir son regard ferme et immuable. Et puis elle ne se sentait pas le besoin de les cligner. Surtout pas quand elle avait un objectif, un but précis, sur lequel ses pensées restaient fixées.
Le claquement des talons reprit. Sans s’en rendre compte, elle poussa un léger gémissement de délectation tandis que sa respiration régulière se calquait à l’alignement ferme de ses jambes. Elle adorait ce genre de journée, quand le soleil l’accompagnait, quand la route s’ouvrait devant elle, quand la chasse se finissait, et qu’il ne lui restait plus qu’un ultime pas à franchir avant de retourner là d’où elle venait, sa mission accomplie. Et elle avait l’instinct. Celui qui lui parlait et la guidait depuis l’éternité. Celui qui lui faisait savoir avec certitude que ce serait facile. C’était une bête, effrayée et blessée, qui se cachait. Pas pour sauver sa peau. Mais pour gagner un ultime moment de solitude et de repentir avant l’exécution. Elle pouvait presque renifler l’odeur de cette peur mêlée de résignation qui s’infiltrait dans ses délicates narines.
Elle se mordit la lèvre. A la délectation venait s’ajouter un brin d’excitation. Auparavant, la mise à mort n’était qu’une étape du processus pour elle. Cela ne signifiait rien de particulier à ses yeux. Mais avec le temps, elle avait appris à l’aimer, à la goûter, et à la désirer même. Et à chaque fois, elle prenait garde à soigner sa mise en scène, à prévoir tous les détails, afin d’en garder un souvenir impérissable et délicieux qui ravirait tous ses sens en éveil. Jusqu’à la prochaine fois.
Elle entra dans le pavillon, discrètement, se faufilant dans l’entée comme un félin gracieux, méthodique et alerte. Elle ne fit pas taire les claquements de ses talons qui, elle le savait, étaient le glas que sa victime attendait. Un ultime avertissement, le coup de marteau du juge après que les jurés aient rendu leur verdict. Ses claquements sonores représentaient l’inéluctabilité de son sort, sa dernière chance de pleurer ou de hurler. Mais quoiqu’il arrive, sa proie ne lui échapperait pas. Elle était la mort.
Dans un silence quasi surnaturel, les claquements réguliers cessèrent. Elle s’était arrêtée dans l’encadrement de la porte menant au salon. Elle vit l’animal blessé. Il tenait sa tête entre ses mains et pleurait. Il ne l’avait même pas entendue.


3 . Sur la route

Ses mains halées et jeunes terminées gracieusement par de longs doigts ciselés tenaient distraitement le volant de cuir qui avait chauffé sous les assauts répétés du soleil. Ses longs cheveux descendaient souplement sur ses épaules et ne couvraient pas son beau profil. Au moins son ange de la mort était séduisant. Elle ne l’avait jamais regardé dans les yeux, ou bien était-ce lui qui avait fui son regard ?
Toujours était-il qu’il pouvait parfois l’intercepter, lorsqu’elle jetait un coup d’œil dans le rétroviseur, projetant ce regard irréel dans le miroir. Il se disait, en interceptant le reflet de cet étrange oeil marron et de ce glaçant oeil vert, qu’il n’aurait jamais pu soutenir ce regard s’il avait pénétré le sien. Comme si pareil à celui de la Méduse, il pouvait le métamorphoser en pierre. Il voulait mourir, pas vivre pour l’éternité, même si c’était une vie dans la roche.
“ Je ne vous imaginais pas comme ça. ”
Sa voix rocailleuse de fumeur intempestif retentit dans la voiture sans vraiment faire d’éclat, s’insinuant juste tout doucement, presque comme le sifflement d’un serpent. A peine audible, pas vraiment menaçant, juste là. Il lui sembla même qu’elle ne l’avait pas entendu. C’était possible, après tout. Peut-être d’ailleurs lui-même avait-il rêvé qu’il avait prononcé ces mots.
Cela faisait des semaines qu’il n’avait pas parlé. Depuis qu’il avait fui, depuis qu’il s’était arrêté de vivre. Il s’était même juré qu’il ne parlerait plus à personne, comme s’il avait voulu que ses dernières paroles restent pour sa femme, et comme s’il avait voulu que son visage soit le dernier qu’il emporte.
Mais s’il fallait que son bourreau soit un visage humain, au lieu du dépérissement, de la putréfaction et de l’abandon dans lequel il s’était juré de se perdre pour se punir de ses actes, il voulait alors bien fixer ce bourreau, s’imprégner de ses paroles, se soumettre à son jugement.
“ Vous êtes une femme, poursuivit-il, pour lui-même, complétant la description qu’il faisait pour lui-même, pour ses pensées, pour son âme.
- Vous êtes extraordinairement observateur. ” dit-elle avec un cynisme vulgaire du fait des circonstances, du moins en jugeait-il ainsi.
Mais elle avait prononcé le mot “ extraordinairement ” d’une façon telle qu’au-delà de ses paroles déplacées, il resta fasciné un instant. Extraordinairement. Le ton était dur mais sa voix restait d’une douceur exquise et langoureuse, pareille à un morceau de sucre fondant contre le palais d’une bouche. Un extraordinairement qui avait glissé de sa langue jusqu’entre ses deux lèvres telle une coulée de chocolat sucré et fondu, avec une facilité déconcertante et presque trop fluide pour un mot comportant de si nombreuses syllabes. Une femme captivante.
“ Pourquoi êtes-vous-là ?
- Remarque beaucoup plus judicieuse que la précédente.
- Et si vous cessiez de vous cacher derrière vos pirouettes ? Compte tenu de ce que vous allez faire de moi, la moindre des choses serait d’éradiquer toute hypocrisie de votre discours.
- A titre personnel, je ne parlerais pas d’hypocrisie. Je qualifierais plutôt ma position d’indifférence polie. Vous êtes un visage parmi tant d’autres.
- Et vous êtes le dernier que je verrai.
- Je vous l’ai dit. Comme beaucoup d’autres. Pourquoi vous accorderais-je plus d’intérêt ? ”
L’homme au visage usé se sentit tellement méprisé dans cette remarque que malgré le peu d’estime de soi qu’il lui restait, son amertume se mua en blessure profonde. Cette femme allait le tuer et elle s’en moquait. Il n’avait rien imaginé de particulier, mais avait tout de même cru naïvement qu’il s’instaurerait entre lui et son bourreau une relation. Ou du moins quelque chose qui donne du sens à sa mort.
Mais son bourreau n’était rien de plus qu’une professionnelle, qui prenait la vie de types comme lui toutes les semaines, et qui au fond n’en avait rien à faire. Il n’était rien pour elle. Tout ce qui avait pu le démarquer des autres, était que sa culpabilité l’avait empêché de fuir. Elle était venue jusqu’à son trou où il se terrait, et elle n’avait rien eu à faire. Aussitôt conscient de sa présence, il avait séché ses larmes indignes et l’avait suivie sans mot dire.
“ Pourquoi vous m’accorderiez plus d’intérêt ... murmura-t-il, désœuvré. Parce que je suis ici de ma propre volonté. Je n’ai pas essayé ni de fuir, ni de me débattre. ”
Sa remarque ne parut pas émouvoir la belle brune, qui gardait ses yeux étranges fixés sur la route, et qui tapotait son volant au son d’une musique silencieuse, qu’elle devait chanter pour elle-même.
“ On ne se débat jamais avec moi. ”
Son ton n’était pas particulièrement menaçant, ni agacé, ni même colérique. Elle avait prononcé cette phrase d’une voix égale, mesurée, calme. Ce qui rendait les mots plus percutants. L’homme au visage usé n’avait jamais rencontré de personnes comme elle. Il n’avait connu que des gens “ bien ”, ordinaires, quelques minables, mais aucun chasseur. Aucune personne qui lui annonçait froidement qu’elle tuait. Et ce sans qu’on doute un seul instant qu’elle disait vrai. Il pensait qu’à l’aube de sa mort, ça lui serait complètement égal, mais il devait l’admettre : la superbe femme qui conduisait à un rythme modéré sa voiture jusqu’à sa dernière demeure lui faisait peur.
“ Vous ... ”
Sa voix tremblait. Elle n’avait jamais tremblé comme ça. Pas même le soir où sa femme était morte. Il tenta de se reprendre et osa un regard dans sa direction. Il savait cette fois avec certitude qu’elle l’avait entendu, mais elle ne cillait pas. Elle était alerte, attentive, mais ne le montrait en aucune façon. Elle dominait, lui subissait.
“ Ce sera douloureux ? eut-il finalement le courage de demander.
- Aucune idée. Je n’ai jamais été assassinée.
- Je voulais juste savoir si vous alliez me faire souffrir avant de m’abattre.
- Ce n’est pas dans mon contrat.
- Vous l’auriez fait, si elle vous l’avait demandé ? ”
Elle passa distraitement sa vitesse, et se mit à chantonner un petit air lancinant et familier qu’il n’arrivait pas à identifier mais qu’il était certain de connaître. La mélodie venait de sa gorge et ne franchissait pas le mur imparable de ses deux lèvres rouges qui étaient scellées dans un demi-sourire satisfait. Sans doute son sadisme naturel lui donnait beaucoup de plaisir à la situation.
“ J’aime travailler proprement, répondit-elle finalement à la question suspendue dans l’air oppressant. Mais avec un supplément, ça ne m’aurait pas dérangée de vous torturer.
- Vous êtes sûrement très douée dans votre domaine.
- Effectivement. ”
L’homme au visage usé ne rajouta rien. Ce qu’elle lui disait ne le choquait pas vraiment. Après tout, qui était-il pour porter un jugement ? S’il en était là, et si elle était à ses côtés, ce n’était pas par hasard. Il l’avait mérité. Il était de la même catégorie de personnes qu’elle. D’ailleurs devaient-ils avoir plus de commun qu’il ne saurait le soupçonner. Elle était humaine aussi. Une humaine au cœur perverti et à la conscience laxiste.
Elle s’était remise à chanter, tout doucement, toujours sans ouvrir la bouche, le regard un peu perdu, mais concentré sur la route. Elle avait cette capacité étonnante à faire totalement abstraction de sa présence, à l’oublier. Un moment, elle lui parlait, et l’instant d’après, il redevenait inexistant à ses yeux, et elle se replongeait dans ses pensées. Si pensées il y avait bien sûr. Peut-être l’ignorait-elle pour ne pas avoir à le regarder vraiment, à lui faire face. Peut-être qu’elle n’avait aucun remord ni aucune répugnance à ce qu’elle faisait uniquement parce qu’elle ne se laissait pas l’occasion de penser.
L’homme au visage usé clôt ses paupières lourdes sur ses yeux bleus et larmoyants, qui criaient pitié tout en montrant qu’ils n’en méritaient aucune. Les trajets en voiture lui faisaient mal au cœur, et il pouvait sentir sa gorge nouée et pleine, son estomac se soulever de protestation tandis qu’une poussée de chaleur moite l’envahissait. Il savait que derrière la barrière de ses paupières contre lesquelles cognait le soleil défilait une longue route monotone. Chose curieuse, ils n’avaient croisé presque aucun véhicule depuis leur départ. Elle avait choisi un endroit peu fréquenté, et sûrement préparé longtemps à l’avance. Il se demandait comment on s’y prenait pour choisir le lieu de la mort d’un homme, sa dernière scène pour l’ultime représentation de sa vie.
“ Où m’emmenez-vous ?
- Ca va vous plaire.
- Qu’en savez-vous ?
- J’ai vu des photos chez vous. Vous passiez souvent des vacances en campagne, dans la nature, à la pêche ou au camping. Je vous ai réservé spécialement un parfait petit coin de verdure. Vous devriez me remercier, peu d’hommes peuvent s’offrir le luxe de mourir dans un délicieux décor panthéiste.
- Vous êtes allée chez moi ? reprit-il, la voix blanche.
- J’avais besoin d’une photo de vous. Et votre fille a brûlé toutes celles qu’elle possédait.
- Ma fille ... ”
Le visage de son enfant se dessina sous ses rétines. Elle avait dix ans et elle était tellement jolie, avec ses boucles blondes, si soyeuses, qu’il aimait tant toucher, avec sa peau laiteuse et douce qu’il parcourait avec délectation, avec ses petites lèvres roses qu’il effleurait sans jamais s’en lasser. Une ravissante enfant, si sage et si gracieuse. A chaque fois qu’il fermait les yeux et qu’il pensait à elle, il oubliait le visage hideux et le regard empli de haine de cette femme de quarante ans, aux cheveux ternes et sauvages, et à la peau bouffie par les excès de l’alcool. Il préférait retrouver sa petite fille dans son enfance, quand elle riait, et quand elle dansait, dans son beau tutu blanc. Si pure et délicate.
“ Ma fille était merveilleuse ... murmura-t-il malgré lui, la bouche ouverte et émerveillée, les yeux plissés dans l’extase, revivant un bonheur passé.
- Oui, on le sait que vous la trouviez merveilleuse. ”
L’impression furtive de bonheur se dilua en sensation glaçante et sa nausée le reprit. Ses traits qui s’étaient animés sombrèrent de nouveau dans le désœuvrement, sa bouche se crispa, et ses yeux semi-clos retrouvèrent leur teinte bleue lâche. Il osa tourner la tête vers son bourreau, qui avait su si bien le faire revenir à sa sombre réalité en lui émettant son jugement. Et quand il saisit le regard dur de la jeune femme, il éprouva un sensation de profonde terreur : pour la première fois, la meurtrière l’observait avec considération. Une considération mettant en exergue toute la fougue, le mépris et la cruauté qui pouvaient animer cette personne et ses sombres desseins.
“ C’est bien parce que vous trouviez votre fille merveilleuse, que nous en sommes là. La rancune est tenace. Le jugement sans appel. Et le verdict prendra ici la forme d’une vengeance sommaire et expéditive. ”
L’homme au visage usé accepta la terreur que lui faisait éprouver son bourreau et eut même la force de sourire de ses paroles.
“ Vous devez être tout aussi humaine que moi finalement. Les hautes aspirations répondent aux pires bassesses, la vengeance à la culpabilité. Non, personne ne commet ses actes pour d’autres motifs que ceux que lui permet sa propre humanité. Nous sommes pareils. Je vis avec mes monstruosités, vous avec les vôtre. Et ma fille devra bientôt faire de même, lorsque vous lui aurez rapporté mon cadavre. ”
Retrouvant un asile dans la plénitude bancale que lui faisait éprouver la sensation d’avoir percé l’une des défenses de son bourreau, de l’obliger à le regarder bien en face, comme un homme qu’elle allait supprimer et non comme un simple contrat sans intérêt, il expira longuement et profondément, un mince sourire aux lèvres, même si celui-ci ne se réconciliait pas avec son regard.
“ Vous savez, l’air que vous chantiez tout à l’heure ... lança-t-il d’une voix rauque et à peine contenue. Je viens de m’en rappeler. Je sais où je l’avais déjà entendu. C’était dans un ballet. Pas un ballet très impressionnant, c’était amateur, et maladroit, mais fait avec tellement d’énergie et de bonne volonté. Ma fille a dansé ce ballet, quand elle était enfant. Je suis certain que vous aussi.
- Et qu’est-ce que ça peut vous faire ? ”
Son agressivité exagérée et si peu naturelle, contrastant avec le calme exaspérant, indifférent et froid qu’elle se prêtait à arborer depuis la première minute, redonna encore un peu d’assurance à l’homme au visage usé, qui osa se bercer dans ses doux souvenirs et évocations idylliques d’une époque passée. Sa fille, la danse, et la petite musique entêtante ...
“ Vous êtes une danseuse ... ” murmura-t-il alors.
Elle tourna vivement la tête vers lui et le dévisagea d’une sorte de moue sauvage et outrée.
“ Ca vous dérange, constata-t-il avec un sourire nullement triomphant, juste satisfait. C’est sûrement beaucoup plus facile pour vous d’abattre quelqu’un sans y penser, et sans lui autoriser à avoir le moindre lien avec vous. Vous pourriez être ma fille.
- Si j’étais votre fille vous seriez mort depuis très longtemps. Elle a été bien bonne, de vous laisser la vie sauve toutes ces années. Et d’avoir engagé quelqu’un comme moi pour exercer sa vengeance. L’effet aurait été beaucoup plus cruel si elle s’était présentée à vous, pour vous supprimer. Vous auriez plus encore souffert. Tué de la main de votre enfant, que vous aimiez avec tant de folie. Mais elle a préféré vous laisser à mes bons soins. Elle est plus magnanime que vous ne le méritez.
- Je n’en suis pas si sûr. Je crois que quelqu’un a dit un jour que nul homme ne pouvait vivre à l’écart des autres, à moins d’être un dieu, ou un monstre. Elle est née déesse, je l’ai faite ainsi. Et puis elle est devenue monstrueuse, toujours de mon fait. Aujourd’hui elle se montre plus cruelle que jamais, en refusant de venir à moi une dernière fois. ”
Il émit un de ces petits rires agaçants qui caractérisent les personnes conscientes d’une vérité profonde ignorée de tous.
“ A votre avis, qui de vous deux est le monstre, et qui est la déesse ? demanda-t-il et affrontant cette fois-ci un peu plus longuement le regard vairon dangereux et sans faille de la meurtrière. Les déesses sont parfois cruelles et injustes envers les hommes, mais ils continuent à les adorer, parce qu’elles sont celles qui contrôlent leur destinées. Vous devez adorer ça, le contrôle. Au point que vous avez accepté de répandre du sang sur la danseuse pure et délicate que vous étiez.
- Je ne suis pas une danseuse.
- Vous mentez. Je le vois bien, à votre stature, gracieuse et droite, à votre port de tête. Vous avez été une belle danseuse, pendant très longtemps. Un objet d’admiration, de fascination. Quelle beauté ! disaient certains. Quel talent ! Quelle exceptionnelle créature ! disaient d’autres. Dites-moi, comment d’une danseuse aux longues jambes ciselées et athlétiques êtes-vous devenue une déesse noire et glaciale, comme la mort ? ”
La crinière brune resta immuablement fixée sur la route un instant avant de réagir. Les vitres de la voiture étaient fermées, mais il lui semblait que ses cheveux souples et noirs se soulevaient légèrement, comme si une brise soufflait uniquement tout autour de son corps superbe mais rigide, admirable mais froid, pareil à une sculpture sur glace. Elle sourit.
“ Est-il besoin de poser la question ? Quel statut est-il le plus fascinant ? Je n’ai jamais souhaité l’admiration ni la fascination de quiconque. Ca me répugne. ”
Sa déclaration était d’une telle pureté et d’une telle limpidité que l’homme au visage usé se sentit fébrile, comme animé par une sensation de compréhension mutuelle, mais surtout impressionné par l’aplomb avec lequel la danseuse se plaisait à renier son humanité. C’était tout simplement époustouflant.
“ Oui, c’est évident. Vous dansiez pour vous regarder. Quelle activité plus narcissique que celle de danser ? Passer sa vie à se regarder dans un miroir, pour s’admirer, se corriger, se dépasser. Tant de travail pour qu’au final d’autres vous regardent et y prennent plus de plaisir que vous. Vous avez passé tellement d’années à vous regarder que non seulement vous ne supportez plus le regard des autres, mais en plus, vous refusez de voir autre chose que votre propre reflet et votre propre conscience. C’est pour ça que tuer des gens vous est égal. Les autres ne sont rien pour vous. ”
Elle ne répondit qu’en arrêtant soudainement la voiture, dans un endroit désert en pleine campagne. Coupant le contact, elle tourna la tête avec déférence vers l’homme au visage usé, l’invitant à admirer les lieux.
“ C’est beau, n’est-ce pas ? ”
Il hocha la tête, sans jeter un coup d’œil au panorama.
“ Une déesse dans toute sa splendeur. ”
Elle lui fit cadeau d’un sourire franc, étirant sensuellement ses lèvres pleines, fixant les traits de son visage dans une rare et précieuse félicité fugace. Si fugace que l’instant d’après, la cruauté refit surface, cette fois-ci dans le ton profond de sa voix.
“ La déesse va exécuter son jugement. ”


4 . A la cascade

Elle n’avait pas menti lorsqu’elle lui avait assuré que ce serait magnifique. Il regardait, tout autour de lui, muet de stupeur. Il ignorait qu’il existait pareil endroit dans cette région, c’était tellement inattendu qu’au lieu de le ravir, l’endroit le dégoûtait. Pourquoi tant de beauté pour lui ? Que cachait le paysage idyllique s’offrant à lui ? Quels monstres se terraient derrière les arbres et les buissons fournis d’un feuillage chuchotant des rengaines complices tout en se soulevant dans le vent, laissant filtrer de minces rayons de lumière, doux et irréels ? Cette herbe trop verte et trop tendre qu’il foulait maladroitement paraissait trop chimérique pour ne pas dissimuler en réalité un monstrueux tapis d’immondices.
Et la cascade. Pas très grande, pas très impressionnante. Juste un coin de nature féerique, alimenté par l’eau pure et fraîche des neiges fondues de l’hiver, et qui frémissait, alléchante et vivante, rebondissant sur les roches grises et sauvages, ornées de fleurs multicolores et odorantes. Pourquoi une telle merveille se dressait-elle devant ses yeux ? Qu’avait-il fait pour le mériter ? Pouvait-il croire au délice insupportable de cette exquise vision ?
C’était tellement magnifique que l’homme au visage usé en eut les larmes aux yeux. Il lui semblait que jamais il n’avait vu paysage plus merveilleux, plus fantastique. Il avait un peu voyagé, avec sa femme, et avec sa fille. Il avait traversé des contrées éblouissantes, mais aucune ne possédait la magie de cette cascade. Irréelle, et incroyable. Paisible et sans retour. Écho insoupçonné de ses tristes souvenirs dévoreurs de son âme.
“ Quelle pureté. Quelle merveille. Tant de beauté dans un cadre si simple, un peu de verdure et de l’eau frémissante. Vous croyez que c’est la perspective de la mort qui rend ce paysage plus merveilleux qu’il ne doit l’être ? ”
La femme au regard vairon sembla examiner la cascade d’un air scientifique, ou méthodique, sans que la moindre émotion ne transparaisse dans ses yeux étranges et granitiques, comme si sa propre beauté était telle qu’elle ne pouvait se laisser émouvoir par la magie pourtant transcendante de l’endroit.
“ Quelle importance ? ”
Son ton empli d’un dédain mal placé révélait avec une limpidité navrante ce qui imprégnait le fond de sa conscience. Elle avait choisi cet endroit pour sa beauté, mais elle ne la touchait pas. Insensible et amorale, sans la moindre chaleur. Lui se fondait misérablement dans ce décor panthéiste et superbe qu’il ne méritait pas. Elle, elle ne se fondait pas, elle flottait au-dessus de l’herbe tendre sans la toucher, elle observait les mouvements familiers et complices des feuilles et des branches sans poser son regard, elle entendait les clapotis insouciants de la cascade sans écouter. Elle n’était pas à sa place. Elle n’était pas de ce monde. Cette vision enchanteresse était la sienne, et il ne pouvait la partager avec quiconque.
“ Vous savez, j’ai déjà connu une cascade. J’en ai vu plusieurs dizaines, mais je n’en ai connu qu’une seule, réellement. C’était en juillet, il y a quarante années de cela ... Je venais de rencontrer celle qui allait être ma femme. Elle était pure, l’âme blanche, sans soucis et sans jugement. Son regard ... Si vous aviez vu son regard, rien qu’une seule fois, peut-être auriez-vous perdu, même pour une fraction de seconde, la dureté qui baigne dans le vôtre. Elle était saine, fraîche, vivante, comme cette cascade, devant nous. Je ne l’aimais pas. Je peux le dire, maintenant que je suis au seuil de la mort. D’ailleurs peut-être suis-je déjà mort ? Peut-être même ai-je été mort toute ma vie ... Je n’ai pas vécu comme les gens le font généralement. Je suis né avec un cœur lâche et coupable, et avec des désirs que nul homme ne saurait assumer sans vouloir se tuer, et sans souffrir de ses propres envies. J’ai porté un masque de lumière toute ma vie, alors que l’ombre brûlait ma peau, qui était aussi noire que l’est votre regard sans vie. J’ai fait comme si j’aimais ma femme. Même si dans un sens je l’ai aimée, mais c’est un mot galvaudé, qui ne veut plus rien dire maintenant. Disons que je ne l’ai jamais aimée comme j’aurais dû, ou comme on aurait pu le concevoir ... Mais sa pureté me rassurait. J’avais toujours l’impression d’être quelqu’un de meilleur quand elle était près de moi, et chaque fois qu’elle me prenait la main, c’était comme si un peu de mon ombre libérait ma chair. Elle me guérissait. Jour après jour, un peu plus, même si c’était long et fastidieux et que jamais la noirceur ne s’évaderait totalement de mon être. Elle tentait tout de même de me guérir. Et comme elle n’a jamais rien su, son amour était le plus sincère et le plus bénéfique qu’aucune autre femme aurait jamais pu éprouver et m’apporter. ”
L’homme au visage usé se tut un instant, foulant légèrement l’herbe, presque avec une délectation imperceptible. Ses lèvres remuaient légèrement dans le vide, comme s’il répétait sa future confession, pour lui-même, une dernière fois, s’assurant qu’elle était parfaite.
“ Un jour, elle m’a dit qu’elle m’aimait. C’est la seule et unique fois qu’elle l’a fait. Peut-être par pudeur, peut-être parce que je ne lui ai pas répondu. J’aurais bien voulu lui répondre. Ce n’est pas difficile à dire, “ je t’aime ”, quand on ne le pense pas. J’aurais été capable de lui faire le bonheur de le lui dire, mais elle ne m’en a même pas laissé l’occasion. Elle me l’avait dit comme ça, parce que ce jour-là elle était heureuse, et puis c’est tout. Elle n’attendait rien en retour. D’ailleurs, elle a toujours vécu comme ça, donnant, sans rien réclamer, juste pour le plaisir de donner. Elle me donnait une liberté superbe et franche en m’aimant sans se soucier de savoir si je l’aimais, sans même se le demander, ne me forçant pas ainsi à mentir et à bafouer la pureté simple de nos rapports. Elle m’avait dit je t’aime, sous l’ombre des peupliers dans lesquels souffle toujours une brise, même sous un soleil de plomb, et puis elle avait plongé dans la cascade, en riant, toute habillée. La jeunesse nous fait plus apprécier les délices que nous offre la nature. C’est cliché à dire, mais la fougue nourrit les passions, les passions nourrissent la spontanéité, et la spontanéité, elle fait vivre, tout simplement. Goûtant aux caresses sensuelles des rayons du soleil, et au piquant de l’eau fouettant son teint de pêche, elle s’était dévêtue, jouant avec la chute d’eau de la cascade, se dissimulant, réapparaissant, les seins nus et la peau laiteuse, m’invitant à la rejoindre, entre deux rires extatiques. Quelle perfection dans ce moment. En regardant tout ce qui a fait ma vie toutes ces années, je me rappelle peu à peu des petits bonheurs, fugitifs, intenses, vifs, délectables. Mais il n’a jamais existé qu’un seul moment de bonheur parfait dans toute mon existence. C’était ce jour-là, quand je l’ai prise dans la cascade. Et même si je ne l’aimais pas, ça n’enlève en rien la perfection de cet instant qui baignera à tout jamais en moi. Elle, si pure, et ce qu’elle m’offrait : une sensation ou une impression, ou peut-être simplement une idée de bonheur absolu qui m’avait enchanté et qui m’avait fait savoir avec précision que cette femme allait être celle qui m’accompagnerait toute ma vie, qu’important si son amour si sincère et spontané ne lui était pas rendu. Je la voulais elle. Enfin, je respirais. Quelle délivrance ce jour-là avait représenté pour moi. Quelle reconnaissance devais-je éprouver pour elle jusqu’à la mort. ”
L’homme au visage usé se courba sous la douleur. Les larmes venaient sans même qu’il ait besoin d’éclater en sanglots. Elles étaient silencieuses, mais terriblement évidentes.
“ Je l’ai tuée ... commença-t-il pour se confesser devant son bourreau. Quand j’ai vu son regard, je ne l’ai pas supporté. Pourquoi a-t-il fallu que ma fille le lui dise ? Pourquoi ? Dès l’instant où elle l’a su, son regard a changé. Ses yeux ... Ses yeux n’étaient plus ceux de ma femme, ils n’étaient même plus humains, ils étaient ... Noirs. Noirs de colère, noir de douleur. Un noir menaçant. Le noir de la Mort, tout comme votre regard caché derrière les nuances de ce marron et de ce vert luit en réalité d’une noirceur glaçante. Comment supporter un tel regard ? Comment retrouver celle tuée par le démon de la rage qui la possédait. Où était la belle jeune fille aux seins nus qui m’appelait depuis la cascade ? Éradiquée, détruite. Gâchée et souillée. Je devais faire quelque chose, je devais la venger. Alors je me suis jeté sur elle pour la rouer de coups. Et j’ai frappé, j’ai frappé, j’ai pris ma ceinture et je l’ai lacérée, encore et encore, jusqu’à ne plus voir que chair ensanglantée sur son ventre ... Et je l’ai étranglée. J’ai mis mes deux immondes mains tâchées par la vieillesse autour de son cou qui était resté à mes yeux jeune, pur et blanc. J’ai serré de toutes mes forces, je serrais même si fort, que je ne sentais plus mes doigts, et que je n’ai pas senti ses ongles qui me lacéraient la peau pour tenter de me défaire de ma prise. Regardez ... Regardez mes bras ... dit-il en se retroussant les manches. Regardez ces traces de griffures. C’est elle qui les a faites en se débattant. Son corps, qui se soulevait sous moi, pris de spasmes, qui suffoquait, et son visage rouge, puis violacé ... Ses yeux. Ses yeux écarquillés qui sortaient presque de leurs orbites ... Ses yeux autrefois si purs qui étaient devenus d’une telle laideur et qui m’accusaient. Quand elle a cessé de se débattre, et que j’ai senti entre mes doigts encore fébriles sous l’exaltation de mon geste, son larynx pulvérisé et compressé, j’ai exulté, j’ai crié, comme si j’avais atteint une extase. J’ai retiré mes mains de son cou et ... Et j’ai arraché ses yeux, pour ne plus voir la noirceur, car même dans sa mort, ils continuaient à m’accuser. Ses yeux étaient tellement laids, il fallait les détruire ... J’en ai écrasé un, enfoncé profondément dans son orbite ... Mais le geste ne m’a pas soulagé, alors j’ai arraché l’autre, je l’ai arraché brutalement, et je l’ai écrasé entre mes doigts, il était sanguinolent et gélatineux. C’est seulement après que ma rage s’est dissipée. Je ne me sentais pas mieux. Je ne regrettais pas de l’avoir tuée mais ... J’avais compris que c’était la fin de la représentation. Et que mon masque de lumière s’était définitivement fissuré. J’ai trouvé ça triste. Je m’étais occupé à le rendre brillant et insoupçonnable depuis des années et en un clin d’œil, il avait fondu sous les assauts répétés de ma part d’ombre brûlante. Pauvre créature. Je suis resté à contempler son cadavre. Je l’ai regardée morte, ensanglantée et défigurée par mes soins. Je ne me sentais pas coupable, ça non ... Pour que je me sente coupable, il aurait fallu que je reconnaisse dans cet amas de chair rougie, dans ce visage énucléé, ma femme. Mais ce n’était pas ma femme, c’était un démon. Un démon que ma fille impure avait créé en transmettant ses obscénités à ma femme, la fraîche jeune fille de la cascade. Alors je commençais même à regarder le cadavre avec plénitude, satisfait de l’avoir vengée. Ce n’est que bien plus tard que le manque de ma femme et la culpabilité sont arrivés. Très longtemps après cette impulsion sauvage et meurtrière qui était belle et justifiée à mes yeux. Je ne me rappelle plus combien de temps je suis resté à la regarder. Je sais que son cadavre commençait à sentir mauvais, et j’avais vu les chiens renifler avec intérêt ses entrailles en putréfaction. Et alors ...
- Votre fille est arrivée.
- Et j’ai fui. Vous savez ce qu’elle a fait quand elle a vu le corps de ma femme ? Rien. Elle la détestait. Elle la détestait parce que des années durant elle n’avait rien vu, et à ses yeux, c’était bien pire que d’avoir fait semblant de ne pas voir. Elle la détestait presque autant que moi. Et elle a souri. Elle a vu le corps mutilé de sa mère et elle m’a souri, parce qu’elle savait précisément à cet instant-là que ma souffrance avait atteint le maximum dont j’étais humainement capable. Elle savait que j’avais touché le fond, et qu’elle m’avait détruit. Et il lui avait suffi pour cela tout simplement de révéler notre répugnant petit secret. Après ça, elle n’avait plus qu’à m’abattre. Et je suis parti, prévoyant de me laisser mourir ou de la laisser elle, ou n’importe qui, me faire mourir. Ca m’était complètement égal. La cascade, avec ses gais chuintements, si fraîche et piquante, qui faisait frissonner nos chairs, cette cascade si douce des jours paisibles s’était tarie. Il n’y avait plus qu’un marécage hideux et puant, aussi hideux et puant que l’était le cadavre de ma femme après que je me sois acharnée sur elle comme une bête. ”
La femme avait écouté toute sa confession d’un air posé et neutre. Elle ne fit aucun commentaire. Qu’aurait-elle pu dire ? Elle tuait suivant des choix inéluctables du sort et de la destinée. Elle n’intervenait en rien, elle n’était qu’un instrument, et elle ne décidait de rien. Elle se contentait d’exécuter, et ignorait ce que cela pouvait bien faire de tuer par passion, par vengeance, par haine ... Par humanité tout simplement. Elle était hors de l’humanité. Sans mot dire et sans ciller, elle brandit un revolver face à l’homme au visage usé.
“ A genoux. ”
Il obéit docilement, mais en tremblant. Il baissa la tête. Il ne voulait plus voir son visage désormais. Il savait qu’il n’y verrait plus son bourreau, mais autre chose. Sa propre fin.
“ Je sais qui vous êtes, murmura-t-il, sa voix plus rauque qu’elle ne l’avait été lors de sa confession. Comment est-ce, la Mort ? ”
La créature noire comme le néant n’avait plus aucune expression dans le regard. Avait-elle encore un regard ?
“ Hideux et puant. ”
Sa réponse lui donna envie de vomir ses tripes. Et déjà, tout autour de lui, la cascade se transformait, le décor devenait horrible. La nature dévastée, l’herbe pourrit sous ses genoux tremblants, des vers et des insectes répugnants aux carapaces luisantes se mirent à grouiller tout autour de lui, grimpant dans son dos, parcourant son échine courbée, picorant son visage usé. La source de la cascade s’était tarie, l’eau était desséchée. Les arbres avaient perdu leurs magnifiques feuillages, seuls s’élevaient leurs troncs maigres et malades, à l’écorce se défaisant par plaques entières, tristement. Le vent ne chuchotait plus, complice, mais hurlait des plaintes mornes et lugubres. L’oasis idyllique était morte. Il allait être tué dans un marécage sordide entouré de dizaines d’autres cadavres entassés en décomposition qui dégageaient une odeur putride. Il se retint une seconde fois de vomir et voulut éclater en sanglot, noyant ses yeux bleus lâches. Mais il n’en eut pas le temps. Un coup de feu retentit.


5 . La danseuse en pleurs

L’enfant s’était égarée. Elle portait toujours sa tenue de danseuse, qu’elle ne quittait plus jamais depuis que les répétitions avaient commencé. Dès qu’elle revêtait le costume rose pâle, bouffant de dentelles et de tissus vaporeux, les petites paillettes brillant de mille feux, elle se sentait comme une princesse, elle se sentait grande, et belle. Elle avait tellement hâte de danser devant sa mère et devant ses frères. Elle était si excitée qu’elle passait toutes ses journées à danser, quand elle n’était pas à l’école, et qu’elle ne devait pas dormir. Elle dansait sans cesse, même si elle restait seule, devant le miroir dans sa chambre, même si elle fermait la porte à ses amies. Elle voulait être la plus belle de toutes les danseuses.
Ce jour-là, elle avait même dansé si longtemps, qu’elle en avait raté son autobus. Et il n’en passait pas d’autre avant des heures. Elle ne vivait pas dans un endroit très fréquenté, et sa mère travaillait trop tard pour venir la chercher. Elle s’était donc résignée à rentrer à pied. Et s’était perdue. Elle avait d’abord pleuré longuement, effrayée à l’idée de rester coincée dans la nature, au milieu de ces arbres inquiétants, puis s’était rassurée en se persuadant que ses frères allaient bien partir à sa recherche, et que sa maman arriverait bien vite à son secours.
Les minutes s’écoulaient trop longuement et inexorablement. La peur au ventre, elle attendait, et guettait le moindre bruit. Elle avait faim, et elle avait soif, et même si elle savait qu’elle ne devait pas bouger, pour qu’on la retrouve plus facilement, elle se laissa tout de même guider vers les clapotis de l’eau, pour se rassasier. Et puis, sans doute la retrouverait-on plus facilement si elle restait près d’un point d’eau.
Elle découvrit entre les buissons et sous les feuilles des peupliers, une petite cascade. Il lui semblait être déjà venue ici, peut-être avec son père, avant qu’il ne parte. Elle hésita. L’endroit était à la fois accueillant et effrayant, tellement silencieux et tellement bruyant à la fois, avec l’eau qui tombait en trombe, et le vent qui bruissait dans les arbres. Mais elle avait de plus en plus faim et de plus en plus soif, alors elle s’approcha, tout doucement, petit être fragile et pâle, dans sa robe à volants et à dentelles, rose. Pareille à un petit elfe brillant, dont l’apparition incongrue dénotait clairement, au beau milieu de cette nature sauvage et épargnée par la main de l’homme, il lui semblait que les arbres s’étaient tus et que la cascade coulait plus doucement.
Avançant pas après pas, toute sa grâce et son élégance souple de petite danseuse la rendant aussi alerte et discrète qu’un chaton, elle n’alla pas très loin. Elle poussa même un cri strident. Incapable de faire le moindre mouvement, et tétanisée par la terreur, elle resta paralysée, tremblante, immobile et pleura des larmes froides et pétrifiées.
Dans l’eau, refoulé sur le bord par les vaguelettes que provoquait l’eau coulant à flot de la cascade, le cadavre d’un homme. Il était âgé et monstrueux, étroit dans ses vêtements car son corps violacé était gonflé d’eau. Depuis combien de temps était-il là ? Son aspect était hideux, son visage était tout déformé, son corps flasque et boursouflé. Ses vêtements totalement imbibés d’eau semblaient lourds, et contribuaient à le pousser un peu vers le fond, même si les trois quarts de son corps flottaient encore à la surface, béant.
Bouche ouverte, mort dans une expression de terreur profonde, le visage bleu et en décomposition sur lequel grouillait des nécrophages, semblait fixer désespérément l’enfant qui étouffait, incapable de calmer ses sanglots d’horreur. Un trou rouge, en pleine tête, sur le front, discret tout en sautant aux yeux, indiquait qu’une personne l’avait abattu avec un revolver. Quelques rares touffes de cheveux autrefois grisâtres subsistaient de-ci, de-là, mais il était devenu quasiment chauve. Ses yeux avaient été picorés dans leurs orbites par un corbeau femelle, qui le surveillait, le gardait, posé menaçant sur un rocher, défiant du regard la petite danseuse en pleurs.
Elle s’écroula à genoux, sur l’herbe tendre, et pleura de plus belle, enfouissant son visage dans ses mains pour ne plus le voir, même si cette image resterait gravée à jamais dans son esprit. Parmi les ombres de la forêt obscure et silencieuse, une superbe femme, aux longs cheveux noirs et aux yeux couleur vairon, regardait le spectacle, indifférente, mais gravant sur ses lèvres un sourire satisfait. Puis elle s’évapora, invisible, et le claquement monocorde et inéluctable de ses talons retentirait ailleurs, afin qu’elle puisse encore une fois, souffler ses murmures glaçants. [/i]

Fin.

MessagePosté: 10 Aou 2004 9:41
par Mad
Comme je n'aime pas trop lire de longs textes sur l'écran, je vais l'imprimer pour le lire san sme brûler les yeux ; cependant, j'ai lu le 1er chapitre (eh oh, j'allais pas m'aventurer à imprimer n'importe quoi) et ça m'a donné envie de connaître la suite :wink:

Alors à plus tard !

MessagePosté: 11 Aou 2004 19:17
par Mad
J'ai lu ta nouvelle Sabaha-K !
Et je crois que mon rêve agité de cette nuit en est le résultat ! :wink:
Bref, j'aime beaucoup la façon dont c'est construit, on dirait même un peu un scénario de BD, ou de court-métrage...
Par contre au début, j'ai eu un peu de mal avec les descriptions, tu vois, les doubles adjectifs à chaque fois... et puis au fil des lignes et des pages, ça allait de mieux en mieux, comme si le style se peaufinait de plus en plus.
Bravo en tout cas ! :) :wink: :bravo:

Ah, et, il y a une partie qui m'a fait pensé à un texte que j'écris (censé devenir un roman mais qui n'a que 13 pages dactylographiées et une soixantaine écrites mains) :
...[i]Réalisant la présence de madame, les deux criminels se jettent sur elle en même temps. Ils l’étranglent à quatre mains, et elle crie toujours. Ils forcent et, une fois rendue muette, ils la frappent jusqu’au sang, surtout au visage. Ses joues sont rouges—mais pas d’émotion—elles sont rouges d’hémoglobine montée à force de gifles et de coups de poings que lui infligent sans relâche Stard et Vermond. Plusieurs de ses dents s’envolent, certaines se mêlent à ses cheveux ébouriffés. Son cou est devenu bleu, presque violet... elle ne peut plus crier. Elle ouvre pourtant sa bouche sanguinolente et édentée mais aucun son n’en sort. Elle se débat, mais deux hommes fou-furieux contre une femme seule... la partie est inégale... D’un coup de coude en plein milieu du visage Vermond l’immobilise pour de bon. Le nez enfoncé dans la boîte crânienne, Mme Granswold ne bouge plus, elle n’[b]est[/b] plus.

Les deux hommes sont désormais tranquilles pour réaliser leur cambriolage... même si ce n’est pas là le réel but de leur expédition meurtrière... Ils aiment le sang sur leurs mains, les scènes de crime, les dépouilles de leur victimes réduites en charpie... voilà ce qui les motive. [/i]

MessagePosté: 12 Aou 2004 14:10
par Sabaha_K
[quote="Mad"]J'ai lu ta nouvelle Sabaha-K !
Et je crois que mon rêve agité de cette nuit en est le résultat ! :wink:
Bref, j'aime beaucoup la façon dont c'est construit, on dirait même un peu un scénario de BD, ou de court-métrage...
Par contre au début, j'ai eu un peu de mal avec les descriptions, tu vois, les doubles adjectifs à chaque fois... et puis au fil des lignes et des pages, ça allait de mieux en mieux, comme si le style se peaufinait de plus en plus.
Bravo en tout cas ! :) :wink: :bravo:

Ah, et, il y a une partie qui m'a fait pensé à un texte que j'écris (censé devenir un roman mais qui n'a que 13 pages dactylographiées et une soixantaine écrites mains) :
...[i]Réalisant la présence de madame, les deux criminels se jettent sur elle en même temps. Ils l’étranglent à quatre mains, et elle crie toujours. Ils forcent et, une fois rendue muette, ils la frappent jusqu’au sang, surtout au visage. Ses joues sont rouges—mais pas d’émotion—elles sont rouges d’hémoglobine montée à force de gifles et de coups de poings que lui infligent sans relâche Stard et Vermond. Plusieurs de ses dents s’envolent, certaines se mêlent à ses cheveux ébouriffés. Son cou est devenu bleu, presque violet... elle ne peut plus crier. Elle ouvre pourtant sa bouche sanguinolente et édentée mais aucun son n’en sort. Elle se débat, mais deux hommes fou-furieux contre une femme seule... la partie est inégale... D’un coup de coude en plein milieu du visage Vermond l’immobilise pour de bon. Le nez enfoncé dans la boîte crânienne, Mme Granswold ne bouge plus, elle n’[b]est[/b] plus.

Les deux hommes sont désormais tranquilles pour réaliser leur cambriolage... même si ce n’est pas là le réel but de leur expédition meurtrière... Ils aiment le sang sur leurs mains, les scènes de crime, les dépouilles de leur victimes réduites en charpie... voilà ce qui les motive. [/i][/quote]


Merci bcp pour ton commentaire ! Je suis d'accord avec tout ce que tu dis, j'ai une façon d'écrire très visuelle, sans doute parce que je suis très cinéphile d'une part, donc ça m'influence. Et puis généralement, j'écris à partir d'images qui surgissent bizarrement dans mon esprit. Pour cette histoire j'ai eu l'image d'une vieil homme assis abattu sur un fauteuil, qui encerclait sa tête l'air coupable. J'ai eu la vision d'un corps dans une cascade, et celle d'une petite danseuse marchant dans une forêt sombre. Une fois que j'ai suffisamment d'images en tête, je me mets à écrire ... Et les mots glissent tranquillement ... C'est presque de l'écriture automatique, c'est pour ça que par moments ça ne semble pas très maîtrisé ... Un peu hésitant puis prenant de l'assurance au fur et à mesure. Pour cette histoire, je suis bien plus satisfaite de ma fin que du reste ...

Et pour l'extrait de ton texte, c'est vrai que c'est troublant ... Ton extrait, tout comme le mien, me font un peu penser au meurtre de la vieille dame dans " Crime et châtiment ". Je ne sais pas si tu l'avais en tête, mais moi je commence à penser que si, inconsciemment. Mon frère vient de me rendre mon exemplaire ce matin et il est du coup posé sur mon bureau, sous mon nez, et c'est pour ça que j'y pense ... Enfin je digresse, merci d'avoir pris le temps de lire et de me laisser un message ! Ah, et même si je n'ai lu qu'un assez court extrait pour m'en faire une idée, je trouve ton style assez percutant et intéressant ! J'avoue que j'aimerais bien lire un texte complet de ta main !






[quote]Si ça te dis d'avoir une fiche dans les galeries écrits, Sabaha-K y a moyen. J'ai pas encore lu ta nouvelle mais je fais confiance à mad [/quote]

Oui, oui ça me dit ! Merci de cette proposition, ma misérable carapace Sabahienne se sent honorée (pas faire attention, moi avoir regardé documentaire sur Moines Shaolins en petit-déjeunant ...)

Sur ce ... !

MessagePosté: 12 Aou 2004 14:39
par Mad
Pour te répondre rapidement (je ne fais que passer :wink:), non, je n'avais pas [i]Crime et Châtiment[/i] en tête, tout simplement parce que ce texte, j'en ai écrit la base il y a trop longtemps pour.
Je mettrai peut-être de stextes sur EQ', mais ce passage est plus sanglant que la plupart de ce que j'écris d'habitude...

MessagePosté: 05 Avr 2005 17:58
par daphne
Je me permets de l'imprimer, aussi ! Je dis quoi ensuite !

--

Je l'ai lu : effectivement les descriptions sont un peu lourdes avec les adjectifs multiples, et les phrases sont peut-être un peu longues, mais finalement ça colle assez bien au rythme de l'histoire, ça rajoute à l'ambiance malsaine et morbide, et c'est tant mieux. Ce n'en est que meilleur.

C'est un premier jet, ou tu l'as déjà retravaillé (plusieurs fois peut-être...) ?

MessagePosté: 01 Mai 2005 16:24
par Toomseuge
J'ai enfin lu ta nouvelle (je comptais le faire depuis un moment, mais mon imprimante était contre...Bref!) J'aime beaucoup ta façon d'écrire: partir d'images qui s'imposent à toi, puis écrire de manière presque "automatique"... Je trouve le résultat très intéressant et impressionnant! Toute l'histoire est très réaliste, tout en ayant, paradoxalement, un aspect onirique que la fin vient renforcer: la danseuse adulte pervertie qui sourit devant la petite danseuse perdant son innocence... Quel tableau! Comme le disait Mad, c'est très visuel. C'est sans doute, une déformation de sériephile, mais en lisant ton histoire, ça me rappelait une ambiance à la "MillenniuM" et dans mon esprit la danseuse avait des allures de Lucy Butler...