J'aimerais parler du dernier roman en date du grand, du seul, de l'unique John le Carré, et intitulé [b]Absolute Friends[/b] ("Une Amitié absolue").
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John le Carré est un fameux auteur de romans d'espionnage. Ecrivant depuis le début des années 60, il a rédigé certains des plus grands chefs d'oeuvre du genre, dont le célèbre "L'Espion qui venait du froid" (The Spy who came in from the Cold", 1963). Souvent adapté au cinéma (notamment : l'excellent "La Maison Russie", en 90, avec Sean Connery et Michelle Pfeiffer, ainsi que "Le Tailleur de Panama", avec Pierce Brosnan, il y a 3 ans), le Carré a publié son dernier roman en date il y a bientôt 1 an : "Absolute Friends".
Les romans de le Carré ont ceci de passionnant qu'il se situent bien souvent dans le cadre de la Guerre froide, et offrent ainsi un aperçu détonant et original du conflit, au moment même où celui-ci faisait sourdement rage. Pourtant, dès le début, les aventures imaginées par l'auteur n'avaient rien en commun avec les "James Bond" de Ian Fleming ou, plus récemment, avec les écrits de Tom Clancy ("A la Poursuite d'Octobre Rouge"). Car ses romans n'ont que très rarement mis en scène les habituelles fusillades, course-poursuites et autres mondanités avenantes à un espion international dans le folklore littéraire. Les écrits de le Carré ont toujours eu ceci d'original qu'ils ont toujours mis un point d'honneur à s'intéresser à leurs personnages, à leurs motivations, leurs faiblesses, en faisant non pas des surhommes mais au contraire des êtres très fragiles et un peu paumés dans la lutte feutrée menée pendant 4 décennies par les deux blocs mondiaux. Ses romans sont profondément réalistes, crédibles, sobres, et, s'ils lèvent bien souvent le voile sur un aspect bien moins glamour et plus âpre de l'espionnage et de la géo-politique, ils s'attachent surtout à examiner sous toutes les coutures leurs personnages principaux, profondément humains.
La même chose peut être dit de ce dernier opus, "Absolute Friends", qui une fois encore se situe pour sa majeure partie durant la Guerre froide et montre, au détour des aléas de la vie d'un espion britannique, ce à quoi pouvait ressembler la vie dans un pays communiste, les méthodes brutales mises au point par Moscou pour mater les fortes têtes, pour régir la vie des citoyens ('un Etat fasciste et bourgeois sous le déguisement d'une démocratie du prolétariat')... mais aussi les nombreux défauts qui affectent également la vie dans un pays capitaliste tel que l'Angleterre ou la RFA.
Pourtant le livre débute de nos jours, en Allemagne, où un obscur guide touristique cinquantenaire, Ted Mundy, nationalité britannique, fait faire plusieurs fois par jour le tour d'un château bavarois. Mundy, beau parleur et rêveur, en concubinage avec une turque, et qui ne cesse de grincer des dents en lisant les nouvelles en provenance d'Irak... Et qui se rappelle d'une ancienne époque où ce genre d'aventures militaires était déjà monnaie courante. Flash-back au Pakistan, en 1947, juste avant le retrait des troupes britanniques et la partition de l'Inde. Commence alors la biographie de Mundy, fils d'un officier de Sa Majesté qui, dégoûté par la tournure des événements, décide de rester au Pakistan et d'y élever son fils, sombrant dans l'alcool mais plongeant aussi son fiston dans le quotidien coloré du pays. Un fils qui trouvera ensuite son chemin dans le Berlin Ouest des années 60, secoué par les manifestations et protestations anarchistes, alors à leur sommet. Mundy y rencontrera Sasha, le leader des étudiants révoltés contre l'impérialisme bourgeois des Etats-Unis et de leurs alliés capitalistes. Constituant la première partie du roman, l'épisode berlinois est passionnant, nous faisant découvrir la vie d'un étudiant au milieu des barricades et des actions coup de poings de jeunes étudiants idéalistes qui se révoltaient alors partout dans les pays occidentaux, mais dont les actions prirent un tour tout symbolique dans la ville du Mur. Et la dure répression policière qui s'ensuivit. Amours étudiants, passions révolutionnaires, squats délabrés, manifestations réprimées à coups de matraques, entonnement de l'Internationale... Les années 60 ont décidément été quelque chose, et plus particulièrement à Berlin. Et parallèlement à ce cadre historique plus vrai que nature, une amitié indéfectible se tisse entre Mundy, le gentil petit bourgeois anglais qui ne sait pas trop ce qu'il fait là, et Sasha, l'allemand révolutionnaire, le fils d'un pasteur luthérien, digne successeur de Marx et Trostsky. Une amitié improbable, mais qui se solidifie sous les coups de matraque de la Polizei.
Puis suit la deuxième partie, la plus importante du roman, qui voit Mundy adulte, dans les années 70 puis les années 80 dominées par le triomphe du néo-libéralisme à la Thatcher, ambassadeur culturel au service du British Council... et espion. Voyageant à travers toute l'Europe de l'est sous couvert de missions culturelles, Mundy exerce en sous-main pour les services secrets... avec l'assistance de Sasha, devenu quant à lui un espion à la solde de la Stasi... et un double-espion roulant aussi pour les Anglais. Drôle d'amitié qui perdure pourtant jusqu'à la chute du Mur et le temps des remises en questions, où le Carré prend le temps de continuer à approfondir ses personnages, leurs motivations, leurs rancoeurs, leurs faiblesses, leurs illusions, leur idéalisme, leurs espoirs, au sein d'un monde bien plus cynique qu'ils ne le seront jamais.
Enfin, la troisième partie, revenue à nous jours, et dont je ne dirai rien, sinon qu'elle aborde la question irakienne. Car Mundy, pour toutes ses caractéristiques de bon petit bourgeois anglais, a toujours le coeur ancré à gauche et, surtout, en a vu bien trop durant sa carrière pour croire une seule seconde les arguments publics des Américains pour justifier de la guerre. C'est un vieux renard, il sait reconnaître une magouille politicienne quand il en voit une, il se rappelle l'affaire du Canal de Suez, le Pakistan... De même pour Sasha, qui finira par croiser à nouveau les pas de son vieil acolyte, eux ces deux dinosaures de la Guerre froide dégoûtés par l'invasion de l'Irak et bien décider à rendre justice à leur combat berlinois des années 60... Où l'Islam joue une place importante, le terrorisme international aussi (mais pas de la façon attendue), où l'impérialisme américain se fait plus pressant que jamais... Et où les faucons néo-conservateurs, à l'origine de la guerre, semblent prêts à tout pour rallier tous les pays à leur croisade 'contre la terreur et pour la démocratie'...
"Absolute Friends", comme son nom l'indique, doit être avant tout lu comme l'évolution, au cours de 35 années, de l'amitié entre Mundy et Sasha, la transformation soudaine de leur relation en amitié indéfectible, qui résiste aux coups de butoir du KGB, de la CIA, et de l'Histoire... Le Carré emploie encore un style prodigieux, très à l'aise, parfois léger et souvent mordant, plein d'ironie, d'humour et porteur de réflexion, décrit avec minutie la vie pas si fun que ça d'un espion (marié, pour arranger les choses), qui rencontre son meilleur ami dans des ruelles sombres de Gdansk, Budapest ou Moscou pour échanger des micro-films et autres documents sensibles, tandis que tous deux doivent faire face au poids que représente leur famille, ou l'absence de celle-ci. Le Carré a déjà employé pareille mécanique, notamment dans "Le Tailleur de Panama", qui lui traitait de l'invasion par l'armée américaine de l'île de Panama au milieu des années 80. Mais, encore une fois, si le Carré se plait à raconter la grande Histoire en empruntant la grande porte comme la porte de service, il n'oublie jamais que le vrai intérêt de ce roman, ce sont ses deux personnages principaux, et la façon dont tous deux évoluent dans leur façon de considérer le monde à travers tant de péripéties.
Et donc, comme je le disais plus haut, l'Irak, et un climax terrifiant qui vous mettra à genoux devant le machiavélisme des autorités américaines, leur manipulation du terrorisme international à des fins toutes personnelles, la manipulation médiatique qu'ils orchestrent avec brio, si aidés qu'ils sont par la stupidité et le bon-vouloir des médias occidentaux (mais vive la France, comme le démontre si bien l'auteur héhé). Et rappelez-vous : l'action dans cette troisième partie se situe [b]après[/b] l'invasion de l'Irak...
Et dire que tout ceci est mis en relation avec 50 années de géo-politique agressive, avec les joutes de la Guerre froide, avec l'idéalisme de certains, qui se battaient pour une société meilleure, contre le Vietnam, contre Nixon, Reagan, Thatcher, contre le (néo-)colonialisme, que tout cela est mis en relation avec la naissance douloureuse du Pakistan, des aventures comme celle de Suez, le conflit israélo-palestinien... Ce n'est pas un roman-fleuve que livre ici le Carré (380 pages pour l'édition paperback anglaise), mais c'est pourtant un livre somme, dans lequel tout est mis en relation, où il n'y a pas de hasard, où les combats d'hier sont ceux d'aujourd'hui, où Porto Alegre, Seattle, Gênes, sont les nouveaux points de ralliement des contestataires, et l'Irak le nouvel objet des vélleités de la puissance américaine. Un éternel recommencement, l'histoire ? Pas vraiment, car elle ne s'est jamais arrêté, et le 11/9 et ses conséquences ne sont pas tant une coupure, une nouvelle étape, que la suite logique de 'tout ce bordel'. Un bordel dans lequel se retrouvent embringués deux hommes qui largués à leur insu au beau milieu des secousses de l'Histoire.
Bref, excellent roman, dont on a peu parlé mais qui vaut carrément le détour !!