par tonnerre de brest sur 13 Déc 2004 5:02
Le seul cycle romanesque que j'ai lu en entier est "Le Cycle du Monde Réel" de Louis Aragon.
Un peu comme chez Zola, chaque livre est autonome en soi mais peut se lire dans le contexte bien plus vaste de la fresque.
De plus c'est une des différentes étapes de la vie littéraire d'aragon. il est curieux qu'elle soit issue d'un traumatisme vécue durant sa période surréaliste (surréalisme dont il est cofondateur avec le maître Breton). Le surréalisme interdisait l'écriture du roman, forme "bourgeoise de littérature". Or, Aragon était irrémédiablement attiré par l'écriture romanesque: il tenta de concillier le surréalisme avec un vaste roman intitulé " La Défense de l'Infini". Mais devant l'intransigeance des surréalistes et pour bien d'autres raisons, il détruisit ce livre de... 1500 pages. Des fragments retrouvés ont permis une reconstitution du tiers il y quelques années. Après ce suicide littéraire, Aragon tenta de se suicider pour de vrai et se rata, à Venise. Il venait alors de rompre en 1932 avec le mouvement surréaliste, à cause des interprétations divergentes du communisme en art et pour d'autres raisons encore...
Bref, ce n'est qu'en 1934 qu'il ose se lancer dans une entreprise d'écriture romanesque inspirée du réalisme socialiste soviétique, qu'il transforme du tout au tout à sa sauce afin de ne s'imposer aucun carcan.
Il veut composer une fresque sociale qui ne soit pas à l'image du naturalisme, trop descriptif à son goût, malgré son immense admiration. Il veut traduire l'histoire en mouvement, dans sa dialectique, avec des personnages incarnant les situations historiques tout en les approfondissant dans leurs propres tourments intérieurs. Chaque oeuvre est autobiographique, l'écrivain se peignant sous les traits de plusieurs personnages différents, avec une acuité sentimentale extrème.
-[u]Les Cloches De Bâles[/u] (1934): le destin de trois femmes de milieux différents décrivant l'avant-guerre de 14-18 (qu'Aragon a faite). Roman où sa pensée prend une tournure résolument féministe. Le roman est "mal fait" comme le monde qui est à changer. Un final bouleversant sur le congrès pour la paix de Bâles, où il décrit le devenir tragique de la foule, et où ses propres souvenirs affleurent.
- [u]Les Beaux quartiers[/u] (1936): l'histoire de deux frères, les Barbentane, qui, venus du sud, partent à la conquête de Paris, et deviennent sinon des ennemis, des étrangers l'un pour l'autre. Se retrouveront-ils à la veille de la guerre ?
- [u]Les Voyageurs de l'Impériale [/u] (1942): une histoire hallucinante portant sur plusieurs générations, de la fin du 19ème jusqu'à la guerre de 14-18. Une méditation sur l'individualisme, l'affaire Dreyfus, l'abandon de famille, où le héros erratique est gracié dans une fin déchirante.
- [b][u]Aurélien[/u][/b] (1944): Le chef d'oeuvre en prose de Louis Aragon, une oeuvre culte, qui renouvelle complètement l'écriture romanesque, et qui fait d'Aragon, avec Celine et Proust un des trois fondateurs de l'écriture moderne.
C'est le roman le moins social du cycle. Il raconte avant tout une des plus belles histoires d'amour du XXème siècle. Inspiré d'un drame sentimentale vécu par Aragon au début du surréalisme avec Denise Levy, cousine de la femme de Breton, le roman est un ode à cette femme. Il décrit la folie des années 20, et , et... je n'en dirai pas plus. Sauf qu'on a rarement parlé aussi bien de l'amour.
600 pages où il est peut-être ardu d'entrer (beaucoup de personnages), mais que vous ne regretterez pas.
Ce roman a été écrit dans la clandestinité, pendant qu'Aragon organisait les réseaux de résistance littéraire du sud de la France, et enchaînait les poèmes de résistance.
- [u]Les Communistes [/u] (1948-1951): 5 volumes qui sont aussi épais que tout le reste réuni, et où tous les personnages survivants de tous les romans se retrouvent plongés dans l'horreur de la guerre de 1939-1940, notament les Barbentane. Dédié aux femmes communistes (le titre est à prendre au féminin), le roman raconte avec une tension palpable l'arrivée de la seconde guerre mondiale, les conséquences de l'interdiction du PCF après la pacte germano-soviétique, et l'effondrement du pays sous l'attaque allemande.
Vu comme ça, ça peut sembler un tantinet redhibitoire. Mais cette épopée du réel est un mélange tourbillonnant d'histoires amoureuses, de luttes clandestines, de réflexions artistiques, métaphysiques, avec une des meilleurs descriptions du fonctionnement militaire (Aragon a aussi fait cette guerre là) et des combats relatés de façon quasi-documentaire, à couper le souffle, et qui révise les idées qu'on se fait sur ce qu'on appelle bêtement "la drôle de guerre". Un roman maëlstrom.
15 ans après, une seconde édition, entièrement réécrite paraît: c'est celle que l'on trouve dans les librairies. Voyant des marques de stalinisme dans son livre, désireux de réhabiliter des personnages, il a tout refait pour lui donner une vision qui lui correspondait mieux, plus intime (malgré la cinquantaine de personnages principaux !).
Extrait pris au hasard d'Aurélien:
"Si l'on pouvait, en soi, quand les fleurs vont se faner, les arracher tout de suite, et en remettre d'autres ? changer la couleur du coeur pendant la nuit... demeurer toujours à cet instant de la floraison parfaite... oublier... ne pas même oublier... ne pas avoir à oublier...".
Un extrait pas pris au hasard (mon passage favori) :
"Tout à coup, il sentit l'insolite du silence, comme un drap sur lui qui retombe. Il bougea sur le lit dans un sentiment de malaise. Il n'avait pas besoin d'ouvrir les yeux. Il savait qu'elle était là, que Bérénice était là. Il ouvrit les yeux."
Bérénice était là."
L'agent Squeulit pensait qu'il s'agissait en fait d'une pierre de forme triangulaire