[color=darkred]Cherche critique d'un conte héroic Fantazy : je reconnais qu'il est difficile d'apprécier un texte sur un forum, mais pour tous les courageux qui voudront bien m'apporter leurs lumières, merci ![/color]
[i]A
LA PORTE DES MAUDITS
LE BIEN-COMMUN SE HEURTERA SANS DOUTE
L’INITIÉ L’ELIRA PEUT-ÊTRE
L’OCCULTE LA TIRERA SÛREMENT[/i]
[size=150][b]PREMIÈRE PARTIE
LE SABRE DE L’AIGLE[/b][/size]
Traduction de l’ancien dialecte par un scribe anonyme de l’Ile d’Aoz.
Premier rajout au livre d’Armoud.
Chroniques païennes du livre d’Armoud.
[b]CHAPITRE 1
Le seigneur d’Ukbar[/b]
[i]Oberayan
Ho ! grise fille d’Anyg
Socle d’airain de nos parents
Surgissant comme une langue osée
Hors de la gueule des eaux interdites
Refuge sacré des pères de nos mères
Tu trouve dans l’océan sans fin
Un écrin bleu enfin à ta taille
Les princes d’Ukbar se lèvent à ta gloire
Et le soleil verse sur toi ses cils d’or
De ton donjon puissant
Six cents guerriers unis
N’en feraient pas le tour
L’aigle chéri réfugié sur ta pierre solide
Pose sur ta crypte ses ailes engourdies
Les eaux profondes et vertes
Qui dorment sous tes pieds
Se tordent en serpents blancs
Sur tes plages adorées si douces
Elles te cachent à nos vues
Et triomphent des temps
Livre de Moud-chant III d’Oberayan[/i]
En ces temps lointains, un improbable et téméraire marin naviguant dans les eaux interdites de la vaste mer d’Anyg eût été enthousiasmé en apercevant devant sa proue la majesté du site d’Oberayan. La citadelle, noyée de brumes, se dressait sur le sommet d’une île ceinturée de vastes plages granulées de sable blanc et fin. Assaillie par des centaines de mouettes argentées qui trouvaient asile dans ses rochers fouettés par l'écume, la cité d'Oberayan flottait sur la mer grise comme un gigantesque navire. Le haut donjon du château d’Umesh Nader, s’élançant très haut dans le ciel opaque, identique au mât d’un vaisseau de légende, renforçait encore cette illusion. Derrière l’île, dans le vaste lointain, un mince ruban sale à peine visible indiquait au regard la présence d’un gigantesque continent boisé qu’on appelait la forêt d’Obyn : notre hypothétique étranger eut dit que le ciel et la mer se rejoignaient à cet endroit précis pour marquer leur frontière respective de la silhouette déchiquetée des grands cèdres. En abordant l’île-citadelle d’Oberayan, ce navigateur égaré aurait pu s'imaginer accoster un rêve...
Le chevalier Pheder Ursinis ferma la lourde porte en chêne sculpté de la chambre unique qu‘il louait au pied des remparts. Il plaça soigneusement la clé dans sa cache habituelle, entre deux poutres, puis descendit ensuite sans hâte les degrés de pierres usées qui menaient dans la rue. Les yeux immensément bleus, ses longs cheveux blonds nattés pour l’heure en un gros chignon à la mode de l’île, Pheder remonta le col de sa cape sur son beau visage régulier. De taille moyenne, musclé par un patient travail, il possédait la prestance que donne souvent malgré soit l’assurance de sa notabilité. Une pâle lueur éclairait la première heure du jour et la plupart des échoppes étaient encore fermées, pourtant Phéder croisa quand même quelques rares personnes somnolentes, auxquelles il rendit leur hommage d’un bonjour machinal et courtois de sa voix douce et amicale. La convocation du maître d’armes Ushidi qu’il venait de recevoir la veille le troublait. Mal à l’aise, il leva la tête pour observer le massif donjon du château surplombant la ruelle qui se libérait avec peine du brouillard matinal, comme en témoignait la vaste écharpe vaporeuse attardée à ses créneaux. Une nuée indisciplinée de pigeons prismatiques bataillait le long des hautes murailles. Ramenant contre lui les larges pans de son épaisse cape tissée de laine orange, Pheder sentit l’air frais du petit matin le mordre sous sa tunique de soie rose. Il frissonna, mais ce n’était pas seulement de froid...
Le Livre de Moud fixait le nombre d’habitants d’Oberayan à soixante-dix mille personnes. Ces dernières appliquaient à la lettre chaque prescription du Livre sacré, conservé religieusement dans la crypte des Saints Ancêtres. Car toutes choses résultent de la loi, immuable et éternelle. Le Livre de Moud constituait la loi et la loi disait ceci:
Du sang passé jaillira le sang futur.
La conséquence pratique de cette maxime était le parrainage sacré d’un ancien pour chaque enfant à naître. A la naissance de celui-ci, un vieillard se donnait la mort de façon rituelle, pour que l’esprit de l’ancêtre transmette sa protection au nouveau-né. Mis à part le roi, seul de son cas, le maître d’armes Ushidi échappait à la règle. Il devait son grand âge à cette autre maxime de Moud :
La paix naît de l’expérience et l’expérience naît de la guerre de Moud.
De loin l’homme le plus vieux de l’île, Ushidi résumait à lui seul les antiques traditions guerrières d’Oberayan. Isolée du reste du monde, l’île-citadelle vivait en paix depuis dix siècles, époque oubliée où elle triompha du siège que lui fit subir la légendaire armée d’Anamaying. On pouvait lire le récit de cette victoire dans la partie historique du livre de Moud, mais plus personne aujourd’hui ne croyait encore à l’existence d’Anamaying, et il ne s’agissait tout au plus pour les gens que d’un lieu mythique à la gloire imaginaire. Quarante chevaliers désignés par le maître des armes entretenaient pourtant encore le savoir désormais inutile des coutumes guerrières venues des ancêtres, et la nomination des chevaliers comme l’enseignement donnés par Ushidi ne souffraient aucune contradiction. En vérité nul n’y songeait une fois élu, car le destin de chevalier sacralisait pour les gens de ce royaume une position hautement honorifique et très convoitée. Pheder, qui dirigeait ses pas à la rencontre du vieux maître se rappelait lui-même ce jour de son enfance où il avait été lui-même élu... :
La constitution physique de l’enfant Pheder ne semblait pas lui promettre un tel honneur. Dans ce monde, privé de toute guerre, la jeunesse mâle du pays développait paradoxalement dans ses jeux une indéniable agressivité. Fragile, Pheder perdait toujours lorsqu’il luttait avec ses camarades, beaucoup plus robustes et vindicatifs que lui. A cette époque, il maudissait souvent son esprit tutélaire, qu’il rendait responsable de la fragilité de son corps, ployé de honte sous les sarcasmes et les quolibets de ses jeunes assaillants. Mais il n’avait jamais refusé le moindre défi. Cette attitude peu commune lui avait valu l’intérêt du Maître d’armes Ushidi.
Tout en marchant, Pheder revoyait avec une précision aiguë ce jour où le maître déjà blanchi par les ans s’était approché du groupe de gosses braillards et belliqueux qui se défiaient constamment dans la cour extérieure du château. Un des jeunes pages nommé Erkall Led, qui travaillait aux écuries, avait entreprit de rosser Pheder avec plus de fougue que n’en avait jamais mis aucun de ses adversaires... Les deux chenapans s’étaient affronté sur un tas de paille fraîche entassée contre le mur d’une grande bâtisse. Pheder, maintenu au sol par cet Erkall Led, résistait de son mieux à une terrible pression exercée sur ses épaules et ses genoux. Saignant du nez, haletant et suffoquant sous la pression brutale exercée sur sa poitrine, Pheder vit son vainqueur entreprendre de parfaire son triomphe... Un filet de salive s’échappait des lèvres du garçon roux en direction du visage de Pheder. Fort heureusement ce geste humiliant fut contraint, car la poigne de fer d’Ushidi avait saisi l’autre par le col, épargnant à Pheder une terrible souillure. Considérant l’homme qui le privait de sa victoire facile, Erkall Led avait pris ses jambes à son cou, suivi des autres garçons éberlués de cette intervention anachronique; car les adultes ne se mêlaient jamais des querelles de leurs fils. Le propre père de Pheder n’eut pas songé une seconde à secourir celui-ci. On laissait d’ailleurs tout faire aux enfants d’Oberayan, sauf désobéir à la loi des ancêtres, la Parole de Moud. A la suite de cet incident, Ushidi fit beaucoup plus pour l’enfant, car contre toute logique il adouba chevaliers Pheder ainsi qu’Erkall le jour même. L’obéissance aux coutumes, un fait sacré sur Oberayan, impliquait d’obéir au maître des combats, et le trahir eut été une conduite impardonnable, sévèrement sanctionnée. Par conséquent, Pheder dût se soumettre et considérer l’apprentissage de la guerre comme l’essence de sa future éducation, et dès lors, intronisé par le roi lui-même à la «guilde des quarante», il dut se rendre quotidiennement à la salle d’armes du château. Sous les hautes voûtes de celle-ci il se familiarisa avec l’épée, symbole de son rang, mais aussi avec la lance, l’arc et la redoutable hache de jet.
Loin d’être fier de son sort, comme l’aurait été n’importe qui, Pheder avait le cœur déchiré et détestait cette science, d’ailleurs teintée de beaucoup d’ésotérisme, car comme par le passé il continuait de rouler dans la poussière à chaque corps à corps. Le maître Ushidi ne lui tenait pas rigueur de ses défaites perpétuelles, parce que Pheder appréhendait son enseignement avec tout le sérieux possible et se montrait aux exercices de tir un brillant élève. Sa flèche atteignait toujours sa cible, le javelot traversait toujours le mannequin de paille, la hache brisait une écuelle à cent pas; mais en présence d’un adversaire réel Pheder perdait toute velléité de vaincre et l’issue des tournois lui était toujours défavorable... Erkall Led, quand à lui, passait son temps à vaincre.
Les années s’écoulèrent ainsi, dans la monotonie des jours d’entraînement, sans qu’il eut remporté une seule joute. Il portait l’épée, la cape orange des chevaliers, mais n’en tirait aucune gloire et restait un garçon taciturne. Il se plongeait des nuits entières dans la lecture du Livre de Moud, de mémoire d’homme le seul livre jamais écrit et lu dans l’île-citadelle. Pheder se promenait aussi pendant de longues heures, solitaire, sur les remparts du château pour scruter la mer immense qui semblait l’appeler par son propre nom. Les crises cycliques d’amertume profonde qu’il ressentait dans ces funestes instants n’avaient rien de commun avec le sentiment de sa faiblesse aux jeux guerriers. Il devenait alors le jouet d’un mal profond, indéfinissable, qui ne tenait en rien à son orgueil blessé. Souvent, assis seul sur la plage, il essayait de comprendre, d’endiguer par la raison ce sentiment de frustration qui le tenaillait férocement d’un tenace étau épisodique. Dans ces instants maudits, une mélancolie têtue s’emparait de son être et il n’aurait pu expliquer cette lourdeur étrange qui envahissait sa poitrine, comme si l’Oberayan, la merveilleuse terre des ancêtres, tentait sournoisement de l‘étouffer.
Aujourd’hui, des années plus tard, Pheder marchait vers son rendez-vous avec le vieux maître en se rappelant, rempli de nostalgie, les heures enfuies de sa jeunesse. Il ralentit l’allure en passant devant une taverne aux murs peints très récemment de fresques aux couleurs vives, dont le thème principal représentait une scène de pêche mouvementée. De la porte largement ouverte s’échappait une appétissante odeur de sardines grillées, il entra pour s’asseoir près de l’âtre où deux énormes bûches de chêne achevaient de se consumer. Une servante s’approcha en lui rendant son salut; s’essuyant d’un geste rapide ses mains mouillées sur son tablier. Le chevalier lui commanda deux poissons et un pichet de ce vin excellent que produisaient les vignobles d‘Ukbar. Par l’ouverture d’une seconde pièce enfumée il distinguait la servante retournée à présent cuire des galettes de seigle sur une grande plaque de bronze posée sur les braises. Quand Pheder eut terminé son repas, une bonne chaleur affluait dans ses membres, chassant l’impression de froid ressentit tout à l’heure. Mais, alors que ses lèvres se posait sur le bord du pichet, les images du passé s’imposèrent une nouvelle fois à lui :
Il entrait dans sa dix septième année et le maître d’armes l’avait fait mander, exactement comme aujourd’hui... Il l’avait alors trouvé assis en tailleur sur le parquet ciré de la chambre austère qu’il occupait près de la salle d’arme. La porte ogivale se trouvait grande ouverte, ce qui lui évita de frapper. Le visage acéré d’Ushidi portait déjà les marques de l’âge, lesquelles soulignaient chacune de ses expressions d’un masque sévère. En tournant la tête vers Pheder il s’était mis à parler de sa voix encore puissante, habituée à commander :
_ «Voici quelque temps, j’ai changé ta destinée. Sans mon aide tu serais potier, car tu es fils de potier !, mais tu portes le titre honorable de chevalier, Pheder Ursinis !... »
Le maître avait volontairement appuyé la voix sur le nom du jeune homme. Ce dernier ignorait alors ce qu’allait signifier pour lui l’entretien et se contentait de scruter avec une insistance déplacée les doigts noueux d’Ushidi, lequel lui lançait en parlant son regard de faucon.
- «On peut dire de toi que tu es l’éternel perdant, Pheder, et je ne te connais pas d’amis... »
Accompagnant les paroles du maître, la cloche de la crypte des « Saints Ancêtres » s’était mise à sonner. A cet instant, Ushidi s’était levé en époussetant la longue robe jaune qu’il portait habituellement, comme l‘insigne le plus évident de son rang :
-_ « Tout est doué de vie, jeune chevalier! Les chevaux, les djinns, les démons, les arbres, les hommes, évidemment, mais aussi la mer, la forêt d’Obyn, et même les montagnes, les pierres... Toi, aimes tu la vie, Pheder Ursinis ? »
La question n’appelait pas de réponse. Ce n’était qu’une simple mise en condition de l’ancêtre vivant. Pourtant l’incongruité d’une telle phrase dans la bouche du chef de guerre heurtait la sensibilité de Pheder. Impressionné, ses genoux s’étaient involontairement mis à trembler. Ushidi avait aussitôt enchaîné :
- « J’ai bu aux sources vives de nos ancêtres et j’ai peut-être trouvé le moyen de me mettre en paix avec ce monde. L’Oeil de Moud t’as désigné à moi, chevalier, pour accomplir sa volonté. Tu seras le prochain seigneur du domaine d’Ukbar...»
Il avait laissé un temps d’arrêt pour bien faire pénétrer le sens de ses paroles dans l’esprit de Pheder, avant de reprendre :
- « Ou tu mourras ! »
Lorsque le chevalier comprit toutes les implications des paroles qu’il venait d’entendre, il ressenti un profond malaise. Il n’existait qu’un seul domaine d’Ukbar, seule possession du grand roi Umesh Nader en dehors de l’île-citadelle. Située à quatre heures de marche du rivage, empiétant sur la forêt d’Obyn, la forteresse et ses terres traçaient les limites du monde connu d’Oberayan. Le Livre de Moud expliquait qu’Ukbar avait repoussé avec succès les dernières attaques d’Anamaying, dans les temps les plus reculés. La charge royale d’Oberayan était héréditaire mais la possession du fief d’Ukbar s’obtenait selon un rituel immuable et simple, aussi ancien que le Livre sacré lui-même. Il impliquait un combat mortel entre un champion d’Ukbar et l’un des quarante chevaliers de l’île-citadelle. Le maître d’armes choisissait seul les deux adversaires. Au-delà des murs d’Ukbar, s’étendait à perte de vue la véritable forêt d’Obyn, dont nul n’était jamais revenu vivant à ce jour. Aussi, le fait qu’Ushidi ait choisi Pheder pour remplir le rôle du champion d’Oberayan remplissait le pauvre garçon de terreur...
Toujours assis sur le banc de bois de la taverne, le chevalier finissait le contenu de son pichet, quand il appela la servante pour qu’elle le remplisse à nouveau. Après s’être acquittée de cette tâche, la jolie jeune fille s’éloigna ensuite pour remettre une nouvelle bûche dans l’immense cheminée, où de hautes flammes s’en emparèrent; crépitant et projetant sur la pierre noircie de l’âtre une pluie d’étoiles éphémères. Un adolescent aux cheveux blonds pénétra dans la pièce, portant devant lui un panier de légumes. Il rejoignit la serveuse dans l’autre pièce, échangeant avec elle quelques plaisanteries qui échappèrent à Phéder. Ce dernier, de nouveau seul, laissa ses pensées reprendre leur cours. L’alcool agissait dans son cerveau et les paroles d’Ushidi résonnaient dans sa tête avec la même force qu’autrefois :
- «Seul un des deux champions désignés par moi gagnera la clé du château d’Ukbar! avait dit Ushidi. Le valeureux Arbam Nok qui la tenait jusqu’à présent vient de sacrifier à Moud son vieux corps, et je connais déjà celui contre qui tu devras te battre, par la hache et l’épée... »
Entendant ces mots, le corps adolescent de Pheder s’était secoué de spasmes invisibles qu’il s’était efforcé de contenir. Le maître qui semblait n’avoir rien vu avait repris :
- «Ce jour même j’envoie une délégation pour informer Ukbar de mon choix. En vérité, tu vaincras, cette fois, Pheder Ursinis, où tu perdras ta vie! »
Tout avait été dit. Alors un homme, que Pheder dans son trouble n’avait pas vu venir, s’était approché sur un signe du maître, qui parlait toujours à Pheder :
- «Tu as trois jours pour connaître la peur, chevalier, cet homme les passera avec toi jours et nuits. »
Pheder occupa le reste de cette funeste journée d’autrefois avec ses compagnons, dont aucun ne commenta le choix du maître. Mais tous pensaient que Moud accablait Pheder d’un sort cruel, tous unanimement convaincus de sa mort prochaine. Même l’enjeu du duel, le trône d’Ukbar, ne rendait pas jaloux les plus ambitieux. Toutefois, pour une étrange raison, Pheder ne ressentait aucune peur, et l’entraînement qu’il effectua pendant ces trois jours fut un des plus radieux qu’il eut jamais connu. C’est à peine inquiet qu’il se rendit au matin du troisième jour chez Ioginos, le forgeron, pour y faire affûter son épée. Il était animé d’un étrange sentiment de libération, n’avait-il pas plusieurs fois appelé la mort sur sa tête au cours de ses funestes crises?
Au moment où ses camarades émus lui sanglèrent sur le corps son armure, une sorte de solide corset de cuir clouté, il remercia Moud d’avoir fait fuir toute crainte en lui. Le roi Umesh Nader était venu la veille l’assister dans ses prières. Il avait remit lui-même ses cadeaux : le grand bouclier de bronze et le casque à ailette que ceignaient les champions. L’écu un peu trop lourd pour le bras de Pheder, s’ornait de l’aigle rouge, symbole immémorial d’Oberayan. Le combat devait se dérouler sur la plus grande plage de l’île où l’on avait tracé sur le sable un large cercle à l’intérieur duquel les armes allaient parler. Il était interdit aux concurrents de franchir ce périmètre. Au pied du mur d’enceinte de la cité, des gradins avaient été dressés à la hâte.
Disséminés sur ceux-ci une foule houleuse s’agitait, hypnotisée par la perspective d’assister à une lutte qui exigeait la mort du vaincu. Le roi Umesh Nader, la reine Kalash et ses dames d’honneur, trônaient ensemble sous un dais d’honneur cramoisi situé en face du cercle rituel. Celui-ci se dessinait clairement sur une portion de plage découverte par la marée mais, située en deçà de la zone d’estran, elle finirait par être inondée. Le combat devait s’achever impérativement avant que le cercle ne soit effacé par les eaux. Ainsi décidait Moud. Sur cette grève en habit de fête, apparurent enfin les juges diseurs, les porte-bannières des deux camps, le maréchal, les connétables et les guildes. Le chevalier Pheder s’était avancé au milieu du rond, la hache à la main. C’est au moment précis où son adversaire vint à sa rencontre que Pheder connu un sentiment de panique : une femme s’avançait vers lui, la hache brandie. Elle faisait partie de la terrible garde d’amazones du domaine d’Ukbar. Son allure effrayante annonçait la lutte et une farouche détermination se devinait dans son regard, celle de prendre au plus vite la vie de Pheder. Son armement, le même que celui du jeune chevalier, n’avait pour seule différence d’être orné sur l’écu d’une feuille de trèfle, ralliement du fief d’Ukbar. La femme, surentraînée et prête à tuer, possédait une musculature qui dépassait presque celle de Pheder. Il prévoyait qu’elle serait redoutable.
L’introspection s’arrêta là car la hache de l’amazone arrivait en sifflant vers son visage. D’instinct, Pheder releva son bouclier qui résonna violemment et se plia sous le tranchant de la lame. Sous le coup, le bord de l’écu avait heurté violemment son front, en le faisant saigner abondamment. Sonné, aveuglé par son propre sang, Pheder se releva sans contre-attaquer pour reculer vers le bord du cercle, décontenancé par une attaque aussi soudaine. Sans le quitter un seul instant des yeux, l’amazone alla reprendre sa hache, ébréchée par le choc. Un instant muettes, les crécelles déçues d’Oberayan répondirent au vacarme triomphal des partisans d’Ukbar. « Il n’est pas plus facile d’endiguer le flot de ses pensées que d’endiguer les battements de son cœur », disait Ushidi. L’amazone se rua en avant, l’œil fixe. Elle bataillait ferme, moulinant sans faiblir sa hache entamée avec science et justesse, car chaque coup portait. Le bouclier de Pheder résonnait de cette hargne, produisant de sinistres bruits d’enclume. Comme à chacun de ses combat, il douta de sa victoire.
Dans un pas de danse fatal, la guerrière enragée se rua vers Pheder, qui ne faisait que parer les assauts, provoquant l‘excitation du peuple d‘Ukbar. Les actions brèves succédaient follement aux longues parades obligées et las du chevalier, car ce duel équivoque fatiguait les deux adversaires, mais l’amazone semblait bien prendre enfin l’avantage. « Soit libre comme le vent qui ignore Moud, éteint le feu aux torches des autels et croule les statues »… Ushidi parlait toujours à l’esprit violenté de Pheder qui suait sous le poids de son heaume. Toute notion du temps se perdait dans ce combat épuisant. L’amazone allait de l’avant, craquant son cuir et portant vilainement des percussions terribles, cherchant la faille et le massacre, reculant rarement. En force, de toute sa puissance encore possible malgré sa fatigue, Pheder répondait malgré tout, voyant ce combat se terminer tragiquement pour lui, avec un prix mortel. La joie survoltée des spectateurs résonnait sur la plage durement labourée, grisant l’amazone qui se voyait déjà facilement vaincre.
Pheder saisit sa faible chance en bondissant désespérément sur la femme, dont la souplesse s’avérait incroyable malgré le poids du fer qu’elle portait. Il tendit sa lourde hache, les poings serrés sur le manche de buis, dans une concentration totale de son corps et de son âme. Riant presque, la guerrière esquiva en parant le coup facilement, et sa propre hache rencontra celle de Pheder en lui faisant dangereusement lâcher prise. Désemparé par cette maîtrise de l’amazone qui le dominait si aisément, le jeune homme recula rapidement, échappant à la mort, puis il tira vivement son épée du fourreau. Le contact de la longue lame le rassura un instant, pendant qu’un étrange phénomène prenait naissance dans son esprit. Il voulait vivre. Quelqu’un, très loin, semblait le vouloir. Moud était la force et Moud était en lui. l’énergie multipliée par cette transcendance, il s’élança sur la championne d’Ukbar l’épée en avant. Le fer enfin décidé du chevalier glissa plusieurs fois sur l’armure de l’autre sans l’entamer, surprenant pourtant la guerrière étonnée de ses chocs redoutables. Alors le triomphe vint enfin à lui, au milieu de ces coups violents qui se neutralisaient réciproquement. Le cri qui s’échappa de la gorge du chevalier n’avait rien d’humain, cela semblait la voix même de Moud, quand il avait dans les temps révolus de l’histoire du monde, vaincu sa puissante rivale, Ar d’Anamaying. La vigueur inimaginable de ce cri pourtant bref eut sur l’amazone l’effet d’un fouet. Paralysée par la vibration surnaturelle elle ne put réagir et la lame de Pheder pénétra sa gorge en la traversant de part en part. Elle mourut avant de toucher le sol.
« Le silence qui suivit put s’entendre ». Ainsi déclara Ushidi à Phéder le lendemain de sa victoire qui privait le domaine d’Ukbar d’une amazone sur son trône. Mais Pheder n’eut pas le souvenir des heures qui suivirent. Il avait perdu trop de sang de sa blessure et s’était écroulé, épuisé, sur sa victime presque aussi mort qu’elle.
Moud ne vous donne pas sa force sans prendre la vôtre
N’était-ce pas écrit dans le livre ?