par Toomseuge sur 31 Jan 2005 12:00
[size=150]HISTOIRE A DORMIR DEBOUT[/size]
[b]D[/b]ormir debout n'a rien d'un rêve.
[b]P[/b]renons l'exemple du cheval. La bête est dotée d'un mécanisme de stationnement vertical, dit par "accrochement de la rotule". Un système des plus ingénieux qui lui permet de reposer ses membres inférieurs à volonté. Ses rotules viennent se bloquer au dessus d'un relief particulier du fémur, empêchant ses pattes de plier, à la manière d'un cran d'arrêt. Une fois ses rotules bloquées, ses muscles se relâchent. Même une pression de plusieurs tonnes ne pourrait pas fléchir ses membres.
[b]P[/b]renons mon exemple, il n' y a encore pas si longtemps de cela. Dans notre convention, il est écrit: "Les employés ont droit à une pause de dix minutes toutes les quatre heures". Usé par notre semaine de travail à la chaîne, ma femme Eva me retrouvait régulièrement endormi dans des conditions défiant les lois les plus élémentaires de la physique. Le long d'un frigo lors du pot de départ en retraite de l'un de nos collègues de l'abattoir. Accoudé à une table où se prolongeait une partie de tarots quelque part à la frontière entre un samedi et un dimanche, le menton lové dans la paume retournée d'une main, sans que jamais mon coude ne se dérobe. L'oreille écrasée contre l'une des baffles surpuissantes d'une discothèque crachant ses décibels. Agrippé à une poignée au milieu d'un bus. Je m'accommodais sans me plaindre des contrecoups. Mes marques ridicules sur le visage. Mes courbatures. Mon dos en vrac. Mes poignets douloureux. Mes tympans contrariés me gratifiant d' acouphènes pour bercer le reste de mes nuits. Mon nez en sang contre la vitre lors des freinages d'urgence du conducteur du bus.
[b]T[/b]raitez moi d'idiot si vous voulez, mais tout allait de soi à l'époque. Le bon comme le mauvais. J'ignorais qu'il était possible de perdre le sommeil du jour au lendemain, et que la migraine pouvait être autre chose qu'une mauvaise excuse féminine. Et J'ignorais encore que les six gélules de Di Antalvic par jour qu'on me demanderait d'avaler me feraient immanquablement vomir la bouffe d’Eva. J'étais loin de m'imaginer notant, avec l'application d'un écolier, la liste des médicaments boudés par mon organisme alors que ma femme continuerait à pointer sans moi. L'action des comprimés de Migwell est rapide et efficace, mais elle ne reste que ponctuelle. Les Zomig, Naramig, Imigran et autres Triptans me rendent nauséeux et ne font qu'accroître mes céphalées. A fortes doses, le Nurofen tire sa carte du jeu mais l'intoxication est garantie, tout comme la perte rapide des effets de soulagement. Quant aux sachets de Migpriv accompagnés d'un traitement de fond, ils retardent certes mes crises, mais aussi ma vidange gastrique.
[b]S[/b]i le cheval dort debout, c'est pour une simple raison de survie. A l'état sauvage, sa seule défense contre les prédateurs consiste à fuir. Son instinct lui dicte de ne pas prendre le risque d'être surpris pendant son sommeil. Les chevaux qui défilent sous nos yeux ne comprennent leur funeste sort qu'au moment où le piège se referme sur eux. Leurs oreilles se dressent et leurs yeux globuleux quadrillent tout l'espace, comme pour mieux capter l'ampleur de leur soudaine déconvenue. Pour autant, ils ne se cabrent pas, acceptant leur fin comme un état de faits. La main qui apprivoise ne fait pas que nourrir et caresser.
[b]T[/b]rois heures de repos en moyenne par nuit. La grille de sommeil que mon spécialiste m’impose de noircir chaque matin est censée m’aider à comprendre mon fonctionnement. Je comprends que je vais finir par me désintégrer tellement la force me manque. Mon esprit se heurte dans une course sans fin aux meubles et aux cloisons de la chambre, comme une vulgaire mouche prisonnière d’un verre retourné. Autour de mon corps en chien de fusil, le mobilier vacille. Ces derniers temps, la réalité n’est plus ce qu’elle était. A trop être observés, les objets les plus familiers en deviennent suspects. Les motifs de la tapisserie me sautent au visage à l’improviste. Je ne comprends rien à ce qu’ils me mettent sous le nez, sauf que c’est inquiétant. De l’autre côté du lit, la couette se soulève puis redescend au rythme lent d’une respiration. Eva. Répétez un prénom en boucle dans votre tête et vous l’entendrez pour la première fois. J’en viendrais presque à douter de l’identité de cette silhouette qui gonfle la couette, s’il n’y avait pas cette main qui dépasse toujours des draps. Dans la convention, il est écrit : « Les ongles doivent être coupés courts ». Son annulaire qui effleure l’oreiller est enflé de part et d’autre de l’alliance qui l’enserre. Nuit après nuit, je scrute par désoeuvrement les restes de sang coagulé qui se déplacent de l’un à l’autre de ses ongles malgré le brossage en règle. J’entends une voix du passé. C’est ma femme. Elle veut deux enfants. Au moins. « Un garçon et une fille, ça serait l’idéal »
[b]M[/b]a paupière gauche se gorge de larmes dont le surplus ne tarde pas à s'écouler sur ma joue. Juste un avant-goût salé de ce qui ne manque pas de suivre. La douleur se laisse deviner comme cette sensation de vide sous mon pied au moment où je rate une marche. Une poignée de secondes lui suffit pour faire cogner son aiguille dans le rouge. Pensez à la montée du plaisir à plein régime dans votre corps. Pensez à un orgasme. A une explosion. Ne gardez que cette intensité en tête. Maintenant prenez un virage à cent quatre vingt degrés le pied au plancher pour atteindre l'exact opposé. Prenez vous le mur de béton en pleine tête, les yeux écarquillés, et vous m'apercevrez peut être au moment où ma narine se bouche. Au moment où la douleur se rue de la base de mon nez jusqu'au sommet de mon crâne, après s'être acharné sans relâche sur mon sourcil. Vous n'avez plus qu'à l'imaginer glissant le long de votre nuque à l'assaut de votre épaule qu'elle poignardera jusqu'à la rendre insensible. Vous venez de vivre une attaque. Renouvelez l'expérience de quatre à six fois par jour, tout en restant éveillé la nuit, et vous aurez une idée de ce que je vis depuis un an.
"[b]O[/b]n achève bien les chevaux". Cette phrase revient encore et encore à la charge de mon cerveau. Traitez moi de fainéant si vous voulez, mais je n'ai jamais rêvé d'autre chose que dormir. Aussi loin que je m'en souvienne, je me réfugiais dans le sommeil à la première occasion. Bloquée derrière des paupières closes, la réalité se dissout plus vite encore qu'un cachet d'aspirine dans un verre d'eau. Avant de m'endormir, mes yeux s'amusaient avec les formes bizarres qui dansent sur la surface des paupières. De l'autre côté des paupières, tout pouvait attendre. Le bon comme le mauvais. Toutes ces histoires à dormir debout qui n'en finissent pas de noircir les colonnes des faits divers. Une balle perdue traverse la vitre d'un bus et blesse une étudiante à la tête. Un restaurateur tire sur un mauvais payeur. De retour du travail, un homme trouve la lettre de suicide de sa femme à côté de son cadavre et de ceux de leurs deux filles. Qui peut encore faire des enfants dans un monde pareil ?
[b]L[/b]e Biprofenid agit au bout de quelques heures, mais il me procure des vertiges. Avec le Lamaline, la douleur ne fait rien d'autre qu'augmenter. Ne parlons même pas des irruptions cutanées provoquées par le Propfan. Chaque médecin à court d'idées finissait par me proposer un scanner. A croire qu'ils n'avaient que ce mot à la bouche. A croire qu'une tumeur les aurait soulagés. Le chirurgien qui est dans la chambre depuis un quart d'heure ne se lasse pas de pointer ma radio du doigt. Son alliance retenue par une fine chaîne dorée autour de son cou se balance tandis qu'il me raconte une histoire à dormir debout.
"[b]C[/b]'est inopérable."
Traitez moi de naïf si vous voulez, mais il me faut un moment pour comprendre. L'Acupen en intra veineuse me donne un goût pâteux dans la bouche. L'index du chirurgien quitte enfin ma radio. Mes yeux ne perdent rien du balancement de son alliance tandis qu'il se penche sur les vestiges d'une vieille blessure oubliée sur mon front. "Un contrecoup" lui dis-je. Rien de plus gênant que mes courbatures, mon dos en vrac, ou mes acouphènes. Pourtant mes deux yeux se gonflent. Une douleur au goût inédit me prend au dépourvu.
[b]L[/b]a mort du cheval est rapide et indolore. Une fois l'extrémité du pistolet à goujon apposé entre ses deux yeux, la tige métallique rentre et sort comme dans du beurre. Pendant que le sang s'écoule dans la grille, on brise les pattes de la bête. Juste au cas où. Je ferme les yeux de toutes mes forces, mais il est trop tard. Les formes qui dansent sur la surface de mes paupières se retournent contre moi. Elles me reproduisent les contours du cylindre métallique affiché sur ma radio. Elles dessinent maintenant le coin tranchant de notre table de chevet, hâtivement incriminé au matin un an plus tôt, moucheté d'éclaboussures rouges. Dans notre convention, il est écrit: "Tout emprunt de matériel est interdit et sera sanctionné". Les formes dansent en rond autour d'une alliance étreignant un doigt boursouflé. Elles prennent la teinte pourpre du sang séché au bout de l’index replié sur la détente. La main qui apprivoise ne fait pas que nourrir et caresser. Une autre phrase revient à la charge de mon cerveau pour la millième fois. "On achève bien les chevaux".
[b]D[/b]ormir debout n'a rien d'un rêve.
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Toomseuge on 17 Fev 2005 10:44, edited 2 times in total.
"Champagne for my real friends, and real pain for my sham friends!"