[i]Le visage en sang, tu t’arranges encore pour être beau. Ton meilleur profil m’accueille en grande pompe. Ton œil bleu clair où se sont noyées les images fugaces de millions de groupies applaudit à la volée ma furie. Ta gueule d’ange, prise en étau entre le rebord crasseux du trottoir et mon pied m’offre une dent, puis deux, puis trois. Tes protestations se brouillent et ruissellent jusqu’au caniveau dans un filet rouge. Ton autre œil, celui qui s’agite encore dans son orbite, va et vient entre ma semelle, les crachats que je fais pleuvoir autour de toi, et les bouteilles de bières hors de prix tombées de tes bras au moment où mon poing t’a atteint derrière la nuque.
Pour l’heure, les trappes de notre jet privé libèrent les trains d’atterrissage, puis les pneus à haute pression rebondissent sur le tarmac brûlant, comme si l’appareil n’acceptait une fois de plus qu’à regret de nous faire renouer contact avec l’ici-bas.
Et toujours cette même question : « Où sommes nous ? »
Des lèvres de notre manager tombe le mot du jour que mon cerveau en constant décalage peine à associer avec la réalité d’un nouveau lieu. Lisbonne, Madrid, Londres, Paris où Dieu sait quelle autre étape. Rien de plus qu’un nouveau point rouge relié à d’autres points rouges sur le T-shirt officiel de la tournée qu’arborent les techniciens déjà affairés au sol depuis des heures. Mike et Paul rouvrent les yeux et mettent quelques secondes avant de reconnaître l’intérieur du jet. Autant leur épargner la question. « Bruxelles. Nous sommes à Bruxelles. » D’après ce que vient de lâcher le manager déjà occupé à t’extraire des bras de Morphée.
« Bonsoir Bruxelles ! » Des milliers de poils se dressent instantanément sur des milliers de bras. Il y a de l’électricité dans l’air. Aucun temps mort. Nous sortons d’emblée l’artillerie lourde. Mike vise les têtes anonymes en contrebas avec le prolongement invisible du manche de sa guitare électrique. Il les mitraille de notes assassines, expédiées en rafales. Les graves de la basse de Paul ponctuent l’assaut. Mes coups portés en renfort sur les caisses de ma batterie atteignent une intensité rarement égalée, sans m’écarter du rythme ne serait-ce qu’un instant. Je cogne comme une brute, et tu m’offres ton dos. Car nous ne sommes qu’en deuxième ligne. Tu as déjà conquis le public avec ta voix haut perchée, toujours à la limite de dérailler, dont la fragilité vient contrebalancer idéalement l’agressivité de notre charge. Tu as conquis ton public. Ton talent me fait froid dans le dos.
Au contact brutal du bitume ou des pavés, des bouteilles se brisent. Les autres n’en finissent pas de rouler dans l’obscurité de la ruelle. Encore et toujours. L’heure est avancée, forcément. Les rares commerçants encore ouverts deviennent sourds. Les crachats qui te frôlent échouent dans l’une ou l’autre des mares de bière tiède et de sang, au hasard de leur trajectoire. Il n’y a que toi et moi, et la plupart du temps une pluie battante s’abat sur nous. Comme dans les films noirs. « Où sommes nous ? »
« Güten Nacht Berlin ! » La simple apparition de ta silhouette fluette dans la lumière des projecteurs suffit à déchaîner la marée humaine qui s’étend à perte de vue. A nous de renouveler le miracle, quitte à n’invoquer sur scène rien de moins que l’enfer et le paradis. Les murs de hauts parleurs hurlent nos premiers accords et propulsent ta voix sans plus attendre. Nous sommes une étoile filante. Le premier album studio a pris les médias par surprise, mais c’est avec le deuxième que les fans se sont décidés à nous porter aux nues. L’album live qui sortira à l’issue de la tournée restera dans les annales du rock. Il n’y a plus aucune issue. Nous n’avons jamais été aussi bons, et nous ne le serons plus jamais après ça. Mais il faut plus que ces flashs qui crépitent de tous côtés pour nous immortaliser. A moins d’exploser au sommet, nous sommes déjà finis. Et ce n’est pas moi qui le dis.
Les rares étoiles au dessus de nous reculent un peu plus à chaque fois, ou peut-être est-ce moi qui m’enfonce. Il y a toujours de nouveaux détails ajoutés par couches successives. Une odeur de pisse froide. Un graffiti obscène écrit en Italien, en Anglais ou peut-être en Français. Le hurlement d’horreur d’un fêtard égaré dans notre ruelle. Quelque chose de nouveau pour me remettre à ma place. Pour me rappeler ce que nous faisons là. On n’imagine pas à quel point c’est fatiguant de tuer son meilleur ami. Même en rêve. « Veuillez raccrochez vos ceintures, nous nous apprêtons à atterrir »
« Good evening London ! » Tes clones agglutinés depuis des heures dans la moiteur de la fosse savent à peu près tout de ce que tu veux bien qu’ils sachent de toi. Jusqu’à tes névroses de poète maudit, dénichées une à une entre les lignes des articles qui nous sont consacrés, et dont ils s’empressent de se parer à leur tour comme d’une panoplie. Si le bon Dieu n’était pas si surfait, ils te le donneraient sans confessions. Ton visage auréolé de lumière a beau crever l’écran géant au dessus de leurs têtes, rien ne transpire du plan qui s’est imposé à toi au lendemain même de la première date de la tournée. D’après le magasine « Rolling Stone », le groupe serait fini sans toi. A t’entendre, c’est exactement l’inverse. A t’entendre, Lennon ne serait pas ce qu’il est sans la balle qui l’a terrassé, et Jeff Buckley n’aurait pas pu avoir une idée plus brillante que de se noyer en tombant d’une barque au moment où sa carrière devenait si prometteuse.
« L’album live sera une vraie tuerie ! » Notre manager ne croit pas si bien dire. Le jet amorce lentement sa descente, et les proportions du paysage redeviennent familières à travers mon hublot. En optant pour une fin à la Curt Kobain, tu m’aurais rendu la vie plus facile, mais c’est du « déjà vu » comme tu dis. Il ne nous reste plus que deux ou trois dates tout au plus. Peu importe où nous sommes. Ce soir après le concert, je te proposerai d’aller chercher des bières.[/i]