[b]Le Prisonnier[/b]
Il avait peut-être dormi. C’était difficile à dire. Ce dont était sûr Albert, c’était de n’avoir jamais souffert si atrocement d’un mal de crâne. Sa tête le faisait horriblement souffrir, la douleur sournoise se répandant en vrilles acérées depuis la nuque, à la base du cervelet, jusqu’à ce point énigmatique qu’est la glande pinéale, juste entre les deux yeux, lesquels, peut-être à cause de la fatigue ou tout simplement en raison des noires ténèbres multipliant les ombres dans cet endroit obscur, étaient cernés de noir.
La cellule était plongée dans l’obscurité et une odeur animale assaillit les narines du jeune homme. L’odeur d’un pauvre type croupissant ici, dans ce trou puant, depuis de longues années pleines de solitude et de désespoir.
D’étranges images se mirent à danser dans l’esprit d’Albert, clichés incohérents sans son ni odeur, où il n’était plus lui-même, et qui devaient trouver leur source au fin fond de l’infinité onirique déjà dissoute par le choc du réveil.
Albert secoua la tête énergiquement pour chasser les désagréables résidus de songes, et ne pu s’empêcher de réprimer un petit cri comme celui qu’aurait poussé un animal aigri. Il s’adossa au mur, loin de la paillasse pourrie qui lui tenait lieu de literie, et prit alors pour la première fois conscience du vacarme qui emplissait l’atmosphère saturée d’odeur fauve, et qui était certainement responsable de son réveil si matinal. On eut dit que le pénitencier tout entier baignait dans ce bruit continu, telle une agonisante alarme d’incendie.
Albert prit une profonde inspiration et écouta plus attentivement, mettant tous ses sens en alerte. D’autres sons, étouffés, lui parvenaient indistinctement, comme au travers d’une chape de plomb. Des plaintes. Des hurlements. Les autres prisonniers, devant l’alerte aiguë se répercutant dans les couloirs, n’avaient manifestement pas fait montre d’autant de sang- froid que lui.
Les pauvres. Ils devaient atrocement souffrir. Ne se rendaient-ils pourtant pas compte à quel point leurs propres gémissements, dignes de ceux de loups-garous ou de créatures de la nuit bien plus terribles encore, rajoutaient à l’ambiance démente qui régnait en ces lieux, transformant la prison en un véritable asile d’aliénés ? Ne réalisaient-ils pas que leurs folies individuelles se mélangeaient pour ne se fondre qu’en un seul abominable et incessant hurlement de damnés, donnant naissance à un embryon d’hystérie collective ?
C’en était trop pour Albert. Il fallait qu’il sorte de là, par n’importe quel moyen. Sa tête continuait à l’élancer, et, bon sang, combien ses oreilles le faisaient souffrir ! N’allaient-ils donc jamais cesser de hurler ? Il était en train de devenir dingue. Il fallait qu’il sorte.
Cela faisait des années qu’Albert était enfermé ici. Tellement longtemps qu’il avait tout oublié de sa vie d’avant-la-prison, jusqu’à la raison même qui avait fait de lui un criminel. Avait-il tué ? Avait-il volé, violé ? Il ne savait pas, il ne savait plus. Tenter de se souvenir faisait si mal... mal à la tête, mal aux oreilles, mal au coeur.
Il partit vomir dans un coin, au milieu des excréments. Le liquide visqueux traversa sa bouche en un éclair, laissant sur son chemin un affreux goût indescriptible, comme s’il avait mangé de l’herbe. Impossible de se souvenir s’il était végétarien. Il s’en foutait. Juste sortir, s’échapper d’ici. Ca ne devait pas être impossible. Depuis le temps qu’il moisissait ici, jamais il n’avait tenté de s’évader. Réflexion faite, l’idée ne lui avait même pas traversé l’esprit jusqu’alors. Les gardiens ne devaient donc pas se méfier de lui.
Albert entreprit d’inspecter les murs de la cellule, cherchant une porte. Il n’en découvrit qu’une, alignement de barres d’acier au milieu des graffitis obscènes pareils à des traces de griffes.
Les hurlements, dans le couloir, s’effilochèrent en un pâle decrescendo et leur écho se répercuta longtemps dans les corridors sans fin du pénitencier. Encore plus longtemps dans les oreilles d’Albert.
Il fouilla les ombres. La cellule en face de la sienne était vide.
Des pas se firent entendre, accompagnés du bruit d’un chariot métallique qu’on pousse. Quelqu’un venait. C’était l’heure du repas.
Albert prit conscience de la faim qui le tenaillait. Une faim d’ogre, aurait-on pu dire, en rien altérée cependant par le malaise qui lui avait tordu les tripes quelques minutes plus tôt.
On ouvrit une porte dans le couloir, et le bruit spongieux d’un morceau de viande qui se colle au sol se fit clairement percevoir. Ca venait, c’était indéniable, de la cellule d’à-côté. Un grognement fut suivit par le son que font les mâchoires d’un monstre lorsqu’il déchiquette sa proie.
La grille de la cellule voisine se referma en grinçant.
Les pas se rapprochèrent, traînant dans leur sillage le chariot métallique.
Le gardien apparut devant la cellule d’Albert. Un type d’une trentaine d’années, vêtu d’un bleu de travail usé. Il tenait à la main droite un instrument indescriptible.
« C’est l’heure de bouffer, Albert », fut la seule phrase qu’il proféra, sur le ton de quelqu’un qui récite une éternelle litanie.
Albert s’approcha, mais le gardien fut trop rapide. Il avait l’habitude. Le temps pour le prisonnier d’arriver aux barreaux, et la porte s’était entrouverte et déjà refermée.
La nourriture atterrit aux pieds d’Albert. Il reconnut distinctement un tas de pousses de bambou.
Il en avait trop vu. Il devait savoir.
Albert se rua sur la porte, vite, avant que le le gardien ne disparaisse derrière son chariot.
C’était un chariot métallique, un peu sale, mais poli comme un miroir. Albert eut à peine le temps d’entr’apercevoir le reflet de son énorme face noire et blanche avant que le gardien ne s’efface dans l’ombre du couloir.
Le prisonnier marqua un temps d’arrêt devant l’abjecte révélation, et partit s’asseoir au fond de sa cellule, résigné.
Après quoi, Albert, le gros panda de la cage n°9, se mit à hurler.