Je vais faire simple pour une fois : sans aucun doute [b]le plus beau film qu'il m'ait été donné de voir à ce jour[/b] !
Mais c'eût été un miracle que je m'arrêtasse en si bon chemin !
[size=75](pas très sûr de mes conjugaisons sur ce coup-là ceci dit...
)[/size]
Le plus beau donc, le plus intense, le plus poignant, le plus touchant, et définitivement [b]le plus marquant[/b] ! Le plus magique aussi : une magie proche de l'art ancien de l'alchimie, qui visait à atteindre tout autant l'immortalité (tiens donc !
) que la transmutation du métal en or. L'[i]Or spirituel[/i], bien entendu, bien plus que l'or matériel. Métaphore de la croissance et de l'épuration de l'âme, de la transmutation des corps en âme, par métamorphoses progressives de l'esprit. Quoi de plus approprié comme image pour un film tout entier articulé autour de [b]métamorphoses[/b] multiples (le 1 décliné sous 3 aspects... Mais j'y reviens plus bas).
Si j'ose ce rattachement, un peu cavalier de prime abord, à l'alchimie, ce n'est pas par pur hasard bien sûr : inutile en effet d'aller chercher plus loin, même si le terme d'alchimie n'est jamais prononcé durant le film (c'est dire toute la subtilité du film), les raisons motivant cette photographie ô combien atypique, baignant dans des teintes exclusivement [b]gris métallique[/b], [b]dorées[/b], et [b]jaune d'or[/b]. Les conceptions alchimiques imprègnent ce film de bout en bout, ne serait-ce que dans sa quête intemporelle de l'immortalité.
"The Fountain" ne nous apportera sans doute pas, à nous autres spectateurs, cette immortalité tant convoitée. Mais le film a néanmoins l'ambition de participer, à sa modeste manière, à nous [b]transformer[/b]. (Mais que serait l'art sans cette ambition, me direz-vous... Cette ambition qui vise à atteindre le Beau, et parfois même le Vrai, et le dispenser tout autour de lui, dans le coeur de ceux qui sauraient lui être réceptifs ! Au fond l'art est, en soi, une sorte de quête d'alchimiste...
C'est en tout cas ainsi que semble l'aborder Darren Aronofsky, lui qui recherchait déjà Dieu, l'essence de la vie, et le sens de la vie tout court, dans son premier film "Pi"...) C'est donc en cela que l'expérience proposée par "The Fountain" peut effectivement s'avérer magique, pour qui voudra bien se laisser guider. Elle l'a été pour moi en tout cas, du moins j'en ai l'impression et c'est ainsi que je me plais à le voir. Car ce sont là des images qui vont sans doute m'accompagner jusqu'au bout de la route, et que j'emporterai peut-être même avec moi : des images et des émotions fortes, grandioses, des ressentis pénétrants aptes, sinon à vous transformer, au moins à vous [b]transporter[/b], et qui gravent le coeur et l'esprit jusque dans l'éternel ! Oui, tout à fait.
Désolé pour cette surcharge d'emphase assommante, désolé si ça me fait passer pour un fou transi ayant perdu tout sens des proportions, mais cette exagération n'en est vraiment pas une. Elle est même encore très loin de parvenir à refléter la sublime sensation qu'a su me procurer le film...
[b][u]Un récit en trois dimensions : du mouvement à la métamorphose[/u][/b]
(attention, [b]SPOILERS[/b] en filigrane)
Il ne faudrait surtout pas croire que "The Fountain" est un film inaccessible, difficile à comprendre, obscur et compliqué. Non, son histoire est même plutôt simple, et sa narration plus que limpide, attachée à nous délivrer ses clés au fur et à mesure, dans la plus grande sérénité, et sans aucune envie d'aller se dissimuler derrière un épais brouillard (comme le ferait au contraire un David Lynch, aimant par-dessus tout à perdre son spectateur et l'abandonner dans la confusion la plus totale, en dissipant justement au maximum ses clés de compréhension). L'imagerie utilisée ici par Darren Aronofsky, quasi-universelle, se suffit presque pour parler d'elle-même d'ailleurs. Et même lorsque le sens pourrait échapper à notre esprit rationnel, l'essence elle nous parvient quoi qu'il arrive, brute, intacte, et suffisamment évocatrice pour se frayer un chemin en nous et nous émouvoir. Là réside le miracle d'une telle puissance d'évocation. Bref, c'est le genre de film où "ne pas TOUT comprendre" ne nuit aucunement à la compréhension du film ("compréhension", en tant qu'action de "prendre, d'emporter avec soi"). Un peu comme un poème en fait, dont le sens peut par moments nous échapper, mais dont l'essence nous pénètre quoi qu'il arrive. Un moyen de stimuler l'esprit aussi, ce que semble précisément rechercher ici Aronofsky.
Son film est simple donc, limpide, mais néanmoins infini. Car en éclatant son récit en trois dimensions, Aronofsky donne à sa narration du volume et immensément plus de perspective, offrant du même coup à l'observateur une liberté totale d'interprétation et une quantité de points de vue possibles infinie.
En fait, l'expérience "The Fountain" est double : un premier niveau de lecture complètement accessible, pour lequel toutes les clés nous sont données en cours de route, et un second niveau de lecture qui nécessite une certaine connaissance extérieure au film (notamment des principes essentiels de l'alchimie, du tantrisme et de l'art yogique), connaissance qui permet d'entrevoir la totalité d'une toute autre manière, en lui ajoutant nombre de dimensions supplémentaires. Quoi qu'il en soit, la prouesse du film est de savoir proposer un premier niveau de lecture qui peut très bien se suffire à lui-même et qui est déjà, à lui seul, profond et magnifique !
"The Fountain" se présente un peu comme un objet filmique en suspension dans l'espace et le temps, ignorant les lois de la gravité. Mais ce n'est pas tant un contenant qu'un réceptacle en définitive. Car "The Fountain" est avant tout ce qu'on veut bien y mettre ou y projeter, comme tout [b]récit initiatique[/b] digne de ce nom, usant de la parabole pour accueillir le sens qu'on veut bien lui donner... Ce qu'on veut bien en faire. Une invitation donc, au déplacement personnel, au mouvement de l'esprit. Tout résidant après (pour Darren Aronofsky) dans l'art et l'aptitude à nous transporter, à nous donner cette impulsion de départ indispensable, cette étincelle susceptible de nous propulser pour ensuite nous laisser continuer le voyage par nos propres moyens. Un peu comme un livre inachevé dont il nous faudrait finir, par nous-même, les derniers chapitres pour lui donner tout son sens et toute sa signification (taillée sur mesure pour résonner en nous) ! En cela, "The Fountain" nous est effectivement proposée comme une [b]invitation[/b].
Une invitation au mouvement dans un premier temps, puis à la métamorphose dans un second temps...
_________________________________
[b]/!\ ATTENTION ENORMES SPOILERS /!\[/b]
(à ne lire QUE si vous avez déjà vu le film !)
[u][b]La ligne droite : entre invitation et inéluctable[/b][/u]
A l'image de la bulle transportant Tom vers sa destinée, le film lui-même ne cesse jamais d'être en mouvement, plus précisément en déplacement droit et constant vers un but inéluctable. Celui vers lequel on s'est lancé ? (= la quête de l'éternel) Ou celui dont on ne pourra de toute façon pas se détourner ? (= la mort, qui nous attend irrémédiablement au bout du chemin)
Darren Aronofsky semble en tout cas ne plus connaître les transversales dans ce film dont la géométrie droite implacable de la mise en scène tranche radicalement avec les circonvolutions de la narration. Travellings avant ou arrière permanents, plongées totales (notamment sur Tomàs/Tommy/Tom levant les yeux au ciel, vers leur astre respectif, au-delà même de la caméra ainsi prise en otage sur ce tracé inflexible), champs/contrechamps de 180°, angles droits et perpendiculaires parfaites, sans oublier la triple répétition de ces plans très surprenants, agrippant le héros lancé sur sa course effrénée, depuis une image renversée panneautant en un clin d'oeil à 180° pour retomber en vue pleine sur le lieu de destination vers lequel le héros est lancé... Les protagonistes de "The Fountain" ne connaissent ainsi qu'un seul axe : celui qui les fait aller de l'avant, qui les pousse et les fait avancer en permanence, bon gré mal gré, par la force des choses. Comme cette course du temps immuable, qui ne se remonte pas et ne s'arrête jamais.
Peut-être même cette axe immobile (généralement vertical) est-il à prendre comme l'acte divin, infléchissable, qui gouverne le cosmos et autour duquel le cours de la nature s'enroule (tel le serpent autour de l'arbre, selon les conceptions du Tantra Yoga, sur lesquelles je reviendrai plus bas...). Ce que semblerait suggérer ces plans vus du dessus donnant à voir la bulle de Tom en rotation autour d'un axe, ce fameux axe qui ne fait qu'un avec... l'Arbre de Vie ! (qui sied en son centre donc)
Par ailleurs, de tous ces champs/contrechamps à 180°, il en est un qui revient encore et toujours au cours du film, et pour cause, il en est le noeud central, initial et final : Hugh Jackman (Tom/Tommy) se tordant le corps et le cou, à presque 180° derrière lui, pour se retourner vers Izzy. Une image emblématique du film. Tommy/Tom tournant le dos à Izzy (!), pour ne pas se détourner plus que ça de ce qui se trouve devant lui : sa quête (son microscope, pour Tommy / sa mixture ou son arbre mourant, pour Tom). Dans le premier cas (Tommy) le présent est délaissé au profit de cette obsession pour le futur et ses possibles. Dans le second cas (Tom), c'est carrément à un être déchiré entre passé et futur que nous avons à faire, un être incapable de trouver le repos et la tranquillité dans le temps présent. Or, on le sait, parmi ses toutes dernières révélations, Tom/Tommy apprend la simplicité pleine du Carpe Diem, justement en choisissant Izzy plutôt que Donovan, à cet instant crucial des premières neiges. Tom/Tommy apprend à se détourner de sa quête, à saisir l'instant présent plutôt qu'à courir désespérément après un futur impossible et illusoire (et comment ne pas penser aux personnages de "Requiem For A Dream" lorsque l'on parle de course désespérée après un futur illusoire ?
).
De même Tommy apprend finalement à enterrer sa part conquistador (Tomàs, emporté par son avide frénésie, aussi irraisonnée qu'irraisonnable) et laisser mourir l'incarnation de sa projection dans le futur, son angoisse et sa peur de la mort (Tom, dissipé à jamais dans l'espace) pour ne plus vivre qu'au présent.
Toute la question du film étant : "Tommy parviendra-t-il à ne plus tourner le dos à Izzy, lorsque celle-ci ne fait que lui renvoyer l'image de sa propre mort ?"
Bref, avancer sur l'axe immuable du temps n'est pas une mince affaire pour l'Homme, risquant à tout moment le torticolis, entre ses expectatives et ses craintes... Expectatives et criantes que le film entend nous apprendre à surmonter.
[u][b]Mouvement et métamorphoses[/b][/u]
Car cet avancement permanent sur l'axe droit, avancement du temps et dans le temps, est aussi synonyme dans le film de mouvement, et de tout ce que le mouvement peut impliquer : synonyme de déplacement continuel, de quête, de voyage, de découvertes, de révélations, d'apprentissages, et finalement d'évolution. D'élévation même, vers la lumière, bien entendu, tel l'arbre (toujours) prenant racine dans la matière organique mais tendant ses branches vers les cieux pour mieux pouvoir atteindre la lumière immatérielle du Soleil. La vie en tant qu'élévation permanente (à mille lieux du spectacle morbide horrifiant de "Requiem For A Dream", et sa dégradation impitoyable des êtres jusqu'à leur destruction la plus totale - en cela "The Fountain" prend le chemin inverse de celui de "Requiem For A Dream").
Le chemin de l'élévation donc, sur lequel Tommy, l'homme du présent, va bientôt apprendre à s'engager, et sur lequel Aronofsy espère pouvoir également NOUS engager. Car de la même manière que la mort d'Izzy se conçoit comme un acte de création susceptible d'en inspirer d'autres (notamment le personnage de Lillian [interprété par Ellen Burstyn], et bientôt Tommy lui-même), celle de Tom se veut aussi être un acte de création qui, cette fois-ci, NOUS est directement adressé.
Ce qui nous amène aux métamorphoses, puisque le film en regorge : entre celle d'un seul et même acteur, découvert sous 3 visages différents (Tomàs / Tommy / Tom), et celle d'une seule et même quête se déclinant également sur 3 décors distincts. Du barbu médiéval échevelé, presque primitif, au citadin contenu, rasé et bien coiffé, pour aboutir finalement à l'imberbe éthéré au crâne dégagé. Il y a une sensation d'épuration au fil des temps qui semble très nette. Epuration du métal dit "vulgaire" en or pur ?
Trois âges, trois dimensions, trois niveaux, trois stades, trois "états", trois Principes aussi... Trois, chiffre du triangle (figure inévitablement récurrente dans le film - l'écrin de Tomàs renfermant en son coeur l'alliance, la position du Lotus de Tom, la disposition des pyramides et des astres autour de Xibalba, etc.), chiffre également de la triade 'corps-âme-esprit'. "The Fountain", voyage temporel nous faisant aller et venir entre passé, présent et futur ? Ou voyage de l'esprit apprenant progressivement à faire le lien entre le corps et l'âme ?
Et oui, parce qu'il apparaît très vite au spectateur que le monde de Tomàs tient pour celui du corps, celui où la peau se déchire, où la chair est tranchée, le sang coule, et où les corps s'abîment et se meurent dans les cris, la douleur et la souffrance (j'ai même cru comprendre que les scènes du XVIème siècle étaient originellement beaucoup plus garnies en images gores, et que les ciseaux des studios seraient passés par là pour atténuer un peu la chose...
). Le discours de l'Inquisiteur, cancer de ce monde qu'on nous montre auparavant se supplicier, sans doute dans le but de pouvoir éprouver cette fameuse douleur physique, ne met-il pas l'accent sur la notion de prison corporelle ? Qui emprisonne l'âme donc, selon lui. Sur la réalité physique de la mort, jusque dans la putréfaction des corps...
Le monde de Tommy au contraire semble être celui de l'esprit, du mental, celui où on conceptualise, recherche, théorise, où on effectue des protocoles et radiographie les cerveaux. Celui du scanner donc, mais aussi du microscope et du télescope. Celui de l'observation, en définitive, de la connaissance, de la réflexion et de l'imbrication des connaissances. Celui également où il devient très vite possible de s'enfermer dans le domaine de ses pensées, autre forme de prison potentielle ! Celui où le corps et ses sensations, mis entre parenthèse, semblent être recherchés désespérément à partir d'un moment ou d'un autre (cf. Izzy qui, dans cette période de doute envahissant, en vient à ne plus ressentir ni le chaud ni le froid, et réclame plus que tout le contact physique et la chaleur corporelle. Cf. aussi Tommy qui ne trouve aucun autre moyen, pour exorciser sa peine, que de transpercer sa peau pour en faire couler le sang...). Un corps oublié, pour un monde essentiellement mental, devenu à son tour prison, et qui ne libère plus les énergies corporelles qu'en de très rares moments de relâchement et de détresse. On retrouve fort bien cette impression de prison mentale, où les sens sont annihilés, dans ce sublime plan-séquence ne nous donnant à entendre que le bruit sourd des pas de Tommy, alors qu'il se meut de toute évidence perdu dans ses réflexions et turpitudes. Un enfermement l'ayant carrément amené à mettre ses sens (= son corps), et plus particulièrement son ouie, en veille. Au péril de sa vie presque ! Le signe évident que Tommy fait là fausse route (indication par ailleurs appuyée par le fait que la caméra nous le montre aller dans le sens inverse de lecture à l'écran, dans le sens droite-gauche. Ce qui n'est jamais bon signe...
). Cette scène ne pourrait pas mieux exprimer ce que les premiers aphorismes des Yoga Sûtras (par exemple) nommeraient "activités tourbillonnantes automatiques du mental". Le Yoga visant justement la cessation de telles perturbations mentales.
Transition idéale vers...
Le monde éthéré de Tom, adepte du Yoga et du Tai-Chi (Tai-Chi déjà présent en filigrane dans "Pi", soit dit en passant
), est incontestablement celui de l'âme et de la spiritualité. Ou tout du moins de la quête spirituelle, celle menant à la libération (de l'âme) et à la plénitude ! Car Tom commence, lui aussi, son périple en étant enfermé dans sa prison (en forme de bulle cette fois-ci, d'arbre mourrant, d'univers et d'apparitions mortifères, ainsi que de vêtements ne rappelant parfois que trop bien une tenue de prisonnier... Prison vestimentaire dont il sera finalement débarrassé, tout comme l'arbre sera libéré de sa bulle pour s'épanouir enfin). Tout un univers spirituel dépérissant donc, pour l'instant, laissé à l'abandon. De la même manière que le corps est oublié dans le monde mental de Tommy, prison parmi les prisons, qui s'est dressé des murs tout autour de lui.
Là-dessus, je pense qu'on peut maintenant en toute sécurité affirmer que Darren Aronofsky s'impose comme LE cinéaste de l'enfermement et des prisons humaines, essentiellement mentales. Et bien sûr comme le cinéaste de la libération, possible ou impossible (de celle de Max Cohen à celle de Tomàs/Tommy/Tom, en passant par le triste sort des Goldfarb et de leurs proches). Abandon d'une quête obsessionnelle aveuglante dans "Pi", tourbillon accaparant et inexorable de l'addiction (et toujours de l'obsession) dans "Requiem For A Dream", ou révélation mystique cathartique dans ce miraculeux "The Fountain".
La mise en scène si particulière d'Aronofsky, concoctée à base de répétition des motifs (qu'on retrouve à nouveau dans ce film, sous une forme presque poétique d'ailleurs, qui tiendrait là plutôt de rimes), exprime à la perfection cette sensation d'enfermement, avec libération ou non à la clé. Avec toujours aussi ce processus en marche, menant lentement mais sûrement à l'apothéose finale, qui vous laisse en larmes ou en lambeaux, selon qu'elle prend la forme d'une ascension ou bien d'un enterrement (le fameux requiem final de "Requiem For A Dream"). Aronofsky, dans cette construction répétitive, progressive, et finalement explosive, a décidément tout du musicien de l'image. Mais ça, on l'avait déjà tous très bien remarqué à l'époque de "Requiem For A Dream"...
Reste à savoir pourquoi Tom est enfermé dans sa bulle. Pourquoi l'âme est-elle enfermée de la sorte ? Sans doute à cause de cette fragmentation, ce cloisonnement qui n'est dissipé qu'à la toute fin du film (et pour cause, le film tout entier tend vers cette dissipation finale) : cloisonnement entre le corps, l'esprit, et l'âme, entre le physique, le psychique et le spirituel. Or, on le sait, le rôle de l'esprit (selon les conceptions occidentales) est de parvenir à faire le lien entre le corps et l'âme. Ce que réussira à faire Tommy en bout de course, en réunissant ENFIN les trois composantes (toujours trois...
) du cadeau que lui avait offert Izzy en mourrant : la plume, l'encre, et bien sûr la page blanche. 1/ pen, 2/ and ink, 3/ for writing.
Ce n'est en effet qu'à partir de cet instant de réunion (techniquement, d'écriture) que le "futur" va pouvoir rencontrer le "passé". Et respectivement ensuite le "passé" le "futur". Autrement dit que les deux vont pouvoir s'entremêler et se répondre. Enfin un début de dialogue. La rencontre du corps et de l'âme, avec le yogi Tom, en position du Lotus, faisant face au gardien du Temple, et ensuite Tom, toujours lui, recevant en retour l'alliance laissée derrière lui par Tomàs...
L'alliance, comme la fusion des contraires et des complémentaires, union, unité, harmonie. Corps-âme-esprit. Cette harmonie dont il est tant question justement dans le discours admiratif de Lillian au moment d'enterrer Izzy. Elle qui semble, pour sa part, avoir pu atteindre cet état d'harmonie et de plénitude à l'approche de ses derniers instants.
C'est d'ailleurs, grossièrement, cette fusion, cette unité, ce caractère plein et indivisible, que tend à obtenir la pratique du Yoga, comme celle du Tai-Chi.
Union du corps et de l'esprit (selon la dualité corps/esprit établie dans les conceptions orientales), union aussi de l'homme et du cosmos. Pour ne plus faire qu'un avec les forces qui régissent l'Univers, notamment en acceptant la réalité des cycles, le cours immuable de la vie, y compris l'étape incontournable de la mort.
[u][b]De l'union tantrique à la fusion alchimique[/b][/u]
Le fait que l'alliance, dans son écrin, se retrouve en plein coeur du triangle (de la triade donc) n'est point un hasard, je pense. Une anecdote assez intéressante à ce sujet : sur le rapport alliance/union/fusion/harmonie/yoga. Le terme "Yoga" vient du sanscrit "Yugam" qui signifie "joug", dans le sens de "joindre" (lier, relier, unir, etc.), comme dans "jonction", "conjonction", "conjugaison" ou encore... "conjoint(e)", "con[b]jug[/b]al" !
(Racine indo-européenne "yeug"/"yug", joindre). Bref, le symbole de l'alliance (qui, ainsi situé au coeur du triangle, devient aussitôt la représentation symbolique de Xibalba et donc du trésor spirituel qui y repose) est loin, très loin, dans ce film d'être simplement la manifestation de l'amour éternel entre un homme et une femme. Sempiternel cliché romantique d'oeuvres par trop sentimentalistes. Ça va quand même chercher beaucoup plus loin que ça...
Encore que cette "simple" notion de mariage romantique du principe masculin et du principe féminin va, en elle-même, chercher beaucoup plus loin qu'elle ne le semble au premier abord. Car on retombe là encore en plein coeur de conceptions communes au Yoga, au Tantrisme, et à l'Alchimie (indienne ou médiévale).
A ce titre, la manière dont le scientifique Tommy évoque ses essais "chimiques", en imaginant les composés mis en relation comme s'il s'agissait de deux amants, l'un homme, l'autre femme, et les deux positionnés l'un sur l'autre comme s'ils faisaient l'amour, est particulièrement curieuse venant d'un scientifique. Cela n'aurait point choqué en revanche sorti de la bouche d'un alchimiste !
(A noter que Tommy obtient cette "vision" après avoir eu sa révélation incandescente illuminatrice, son regard au ciel vers l'astre de lumière. Et que c'est ce protocole qui sera finalement le bon et redonnera une nouvelle jeunesse à Donovan.)
Quelques considérations qui rendent la scène de sexe dans la baignoire, surtout à un moment aussi noir, ô combien indispensable...
Et quand je vois la couverture de la BD "The Fountain" (mise en chantier par Aronofsy alors qu'il pensait ne jamais pouvoir monter son film), toute en union des corps, en sensualité et en mouvement vers l'extase, je ne peux m'empêcher de me dire que le tantrisme devait avoir une place beaucoup plus prépondérante encore dans l'idée originelle que le réalisateur-scénariste se faisait de son film... J'attends en tout cas impatiemment de pouvoir mettre la main sur cette BD.
Ce qui va quoi qu'il en soit m'amener à évoquer l'érotique de l'alchimie, cette notion de "noces chimiques", mariage alchimique ou encore mariage divin. (Et là, désolé, mais je vais devoir être un peu plus technique...)
Tantrisme, yoga et alchimie sont intimement liés et se recoupent en bien des points : le but qu'ils visent déjà s'avère être sensiblement le même (élévation, illumination, éveil spirituel, dans une forme d'immortalité), leur cheminement est également le même sur le principe (achèvement de la plénitude par l'harmonisation des énergies et l'équilibre entre les différentes composantes/différents Principes de l'être). L'importance de l'énergie et de l'union sexuelles étant aussi primordiale dans l'art tantrique que dans l'art alchimique.
En guise d'introduction :
La position du Lotus est aussi, dans "The Fountain", un moyen de nous renvoyer à l'esprit la schématisation des chakras (ces disques tourbillonnant dont on peut d'ailleurs voir de furtives représentations dans le film, toujours tournant dans le sens des aiguilles d'une montre). Chakras disposés le long de l'axe vertébral (le fameux axe vertical dont je parlais déjà un peu plus haut ? Axe de l'évolution/élévation/ascension ?). Le long de cet axe, court le canal Sushumna, autour duquel s'enroulent les deux serpents Idâ et Pingalâ (qu'on retrouve en Occident dans le Caducée Hermétique). Le Caducée illustre ces trois canaux : les deux serpents Idâ et Pingalâ se rencontrant en six points (= les six premiers chakras) et s'unissant finalement en un septième point (= le dernier chakra), permettant ainsi le déploiement des ailes et l'envol vers la sagesse.
Idâ est l'énergie et le courant lunaire, principe féminin, Pingalâ est l'énergie et courant solaire, principe masculin. Sushumna étant pour sa part l'énergie centrale, courant transcendantal, principe neutre.
Tout l'art des traditions tantriques et yogiques réside dans la capacité à influer sur l'énergie dispersées dans ces trois canaux, et pouvoir ainsi faire monter la puissante énergie universelle et primordiale : la Kundalinî, le serpent femelle lové au niveau du sacrum. La maîtrise de la Kundalinî tend à son éveil progressif, sa montée d'un chakra à l'autre jusqu'au chakra coronaire (Sahasrâra, 7ème et dernier chakra) où aura lieu sa libération et sa rencontre avec Shiva, pôle masculin. Ainsi Kundalinî et Shiva s'unissent [toujours la thématique de l'union] permettant la dissolution de la conscience illusoire et la fusion avec l'Univers. {Plus exactement, Kundalinî permet l'union du pôle féminin Shakti et du pôle masculin Shiva, mais si j'entre trop dans les détails après on ne s'en sort plus...
}
A noter que pour l'avant-dernière étape du parcours de Tom, juste avant son union/fusion avec Xibalba, il nous est très clairement montré où se déroule l'essentiel de "l'action", alors qu'il a adopté la position du Lotus : au niveau de son troisième oeil, qui nous ouvre les portes du monde de Tomàs et du Temple lui-même. Autrement dit c'est au niveau du chakra Âjnâ, 6ème chakra, que tout cela se passe. Voici donc Tom en train d'ouvrir, enfin, son 6ème chakra, avant de pouvoir enchaîner avec l'ouverture du 7ème et l'union de Shakti avec Shiva, union de l'être avec le cosmos.
Toutes les formes de Yoga visent en fait à l'éveil de la Kundalinî (serpent enroulé sur lui-même). A noter au passage que "Kundala" signifie donc boucle ou anneau (d'où l'image peut-être de l'alliance, encore et toujours...), et que "Kundalinî" est parfois traduit comme "la boucle de cheveu de la bien-aimée". Une image que l'on retrouve justement dans "The Fountain" (la boucle de cheveux de la Reine, enfermée dans l'astre irradiant de la croix vers laquelle Tomàs lève religieusement la tête en tout début et en milieu de film, avant de sortir de sa poche... son alliance !
).
Bref, je m'arrête la pour le Tantrisme et le Yoga, et me reporte maintenant ENFIN à nouveau sur l'alchimie :
En alchimie, Idâ devient Mercure, principe féminin, et Pingalâ devient Soufre, principe masculin. Le Sel étant l'élément neutre, androgyne (ou hermaphrodite, c'est selon), élément de base, fixe, à la manière de Sushumna.
Et si je me mets soudainement à parler de Mercure, de Soufre et de Sel, ça n'a rien d'un hasard, là encore. Ce sont les 3 composants qui se retrouvent à la base de l'alchimie, notamment à la base de LA grande quête mythique des alchimistes : l'obtention de la Pierre Philosophale ! Cet ingrédient susceptible de donner la vie éternelle et de transmuter le métal en or.
Le trio Mercure-Soufre-Sel tenant autant pour les principes féminin-masculin-neutre, que pour la représentation de la triade, des trois Principes (âme, esprit, corps) : le Soufre pour l'âme, le Mercure pour l'esprit, et le Sel pour le corps. Avec le Mercure comme élément faisant bien évidemment le lien entre le Sel et le Soufre. (Qui d'autre que le Mercure/esprit pour endosser un tel rôle ?
) Ou encore le Sel comme support le plus matériel au Soufre et au Mercure, tout comme le corps nous sert de support pour l'esprit et l'âme, et leur permet d'exister (principe de l'Involution - adroitement cité à un moment durant les élucubrations pseudo-scientifiques de Tommy
).
Peut-être de quoi donner une toute autre signification à cette scène a priori anodine, voire même incongrue, nous montrant Tom en train de préparer sa petite mixture. Trois ingrédients sont mis en oeuvre durant cette préparation :
- une roche non métallique de couleur jaunâtre > le Soufre (immédiatement identifiable)
- un liquide de couleur argent > le Mercure (SEUL métal présent sous forme liquide à température ambiante)
- et enfin un cristal/minéral, ici de couleur noire > le Sel (présent dans la nature sous différentes couleurs, y compris le noir - dioxyde de manganèse ou pyrolusite)
Le tout étant bien sûr porté à ébullition, par le feu initié par Tom, distillé, laissé macérer, etc. Bref, le quotidien de tout alchimiste cherchant la fusion parfaite de ces trois Principes essentiels !
Ce l'on voit accomplir Tom sous nos yeux donc, ce n'est rien d'autre que la réalisation du Grand Oeuvre (ou du moins une tentative) si chère aux alchimistes (le Grand Oeuvre étant le terme employé par les alchimistes pour désigner l'obtention de la Pierre Philosophale)...
A noter, avec délice, que les images qui servent d'arrière plan dans le monde de Tom (à savoir l'espace, les étoiles, les nébuleuses, les voies lactées, etc.) sont un savant mélange de prises de vues célestes et de macro photographie de... réactions chimiques ! De précipités, oserais-je dire, alchimiques.
Quoi qu'il en soit, Darren Aronofsky ne se contente pas simplement d'aligner les références aux conceptions alchimiques (ou tantriques/yogiques), il entend également les accompagner de ses propres interprétations et réflexions toutes personnelles. Et c'est là que ça devient particulièrement passionnant : dans la nature même de la "Pierre Philosophale" ainsi obtenue par Tom. La mixture concoctée par Tom n'est rien d'autre qu'une encre, une teinture. Rien de surprenant en soi, puisque la Pierre Philosophale est dite pouvoir se présenter sous plusieurs formes, y compris sous forme de poudre ("poudre de projection") ou d'élixir, cette fameuse teinture. Non, ce qui est intéressant, c'est de voir comment Tom utilise cette teinture : c'est elle qui lui sert d'encre pour dessiner tous ces tatouages sur son corps, dont l'importance est si primordiale dans le film. Une encre qui, au final, laissera effectivement place à l'or : l'anneau tatoué redevenant alliance d'or pur !
Mais c'est surtout à l'autre fonction de l'encre, dans le film, qu'il convient de revenir : celle de l'écriture. Selon Darren Aronofsky donc, apparemment, le Grand Oeuvre pourrait très simplement être accompli par l'oeuvre, tout court, au sens large, et sans majuscule ni "Grand". L'acte de création (ici l'écriture), susceptible d'inspirer autrui et de l'inviter à la transformation personnelle. Tout comme l'acte créatif en lui-même aura su inviter l'auteur à sa propre transformation. Voici comment l'alchimiste moderne, l'artiste de tous les jours, parvient métaphoriquement à la transmutation des métaux. Par l'oeuvre, qu'il s'agisse de l'art en sens strict ou au sens large (= faire de soi une oeuvre d'art à part entière, comme on dessinerait sur sa propre peau. Une oeuvre d'art comme celle contemplée par Lillian dans la chambre d'hôpital et qu'elle aura pu qualifier d' [i]"amazing"[/i]...)
De la même manière que l'écriture du livre [i]The Fountain[/i] aura su accompagner Izzy sur son apprentissage progressif de la mort, son union avec les forces de l'Univers et les cycles de la Nature. De la même manière que le charisme d'Izzy, toujours elle, aura certainement su apporter courage et espoir à Lilian qui, elle, n'est plus exactement dans la fleur de l'âge. De la même manière qu'après Izzy elle-même, le livre aura su pousser Tommy à aller marcher dans les pas de cette dernière (cf. ce magnifique plan où, ayant enfin décidé de vivre au présent, à l'instant crucial et décisif du carrefour, Tommy rattrape Izzy dans la neige pour la rejoindre et se laisser entraîner sur sa route).
Izzy tendant son livre à Tommy comme une invitation. Izzy encore, devenue arbre, tendant ses branches à Tom pour lui servir de marchepied et lui permettre de prendre à son tour son dernier envol. De la même façon que le Père Originel, comme le père de Moses Morales, a laissé derrière lui un arbre pour offrir aux oiseaux la possibilité de s'envoler (et la figure de l'oiseau - jaune d'or à un moment -, de l'oiseau et de son envol, n'est pas prégnante dans le film sans raison).
La création comme acte de semence donc, avec cette image de la graine qui vient naturellement conclure le film.
Et bien sûr, la semence, comme étape succédant logiquement à celle de l'alliance, de l'union. Seul moyen que l'Homme ait véritablement su trouver pour toucher à l'immortalité et atteindre l'éternel : être fécond, ou plus exactement... être fertile. Permettre le germe, et ensuite la floraison.
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[b][u]CONCLUSION[/u][/b]
Bon, j'espère ne pas avoir été trop indigeste sur ce coup là !
Surtout à apporter une telle dose d'intellectualisme à un film aussi pur...
Décidément, quand je suis parti je ne m'arrête plus, à la base je voulais juste donner mon avis, très simplement, et me voici arrivé à une semi analyse-décryptage fleuve qui n'est même pas encore exhaustive (loin s'en faut !
). Voici en tout cas UNE interprétation possible du film.
Mais que tout ce flot de paroles ne nous éloigne pas de l'essentiel : "The Fountain" est un film éblouissant, bouleversant, transcendant, et de surcroît emprunt d'une réelle sincérité. Tout à la fois viscéral, cérébral et spirituel.
En un mot : un CHEF D'OEUVRE.
Très bonne année à tous !