Entretien avec deux sériephiles

ça y est, il est là ! Le forum blabla est de retour ! Pas de langage SMS, pas de flood, on sera très sévères là-dessus ;) Enjoy !

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Entretien avec deux sériephiles

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Entretien avec deux sériephiles: Benjamin Fau et Nils Ahl



Benjamin Fau et Nils Ahl ont publié en 2011 un Dictionnaire des Séries et, cette année ils récidivent avec, cette fois, une DVDthèque idéale décrite et expliquée dans Les 101 meilleures séries télévisées publiée chez le même éditeur, Philippe Rey.

Nous, les sériephiles, nous savons qu’il n’y a qu’un seul livre indispensable, c’est une bible que le héros porte sur le cœur et qui arrête les balles, mais celui-ci manquait assurément. D’abord parce que, malgré l’immense popularité des séries, la grande majorité des adeptes, surtout chez nous, sont des « nouveaux venus ». Passionnés et curieux, ils posent tous les mêmes questions: « qu’est ce que je dois absolument voir?», « quel chef d’œuvre aurais-je raté ? ». Ce sont des questions auxquelles nous autres amateurs avertis, nous répondons toujours très mal, en citant d’emblée notre série culte incontournable qui n’a connu que six épisodes en Bosnie ou bien en assommant notre interlocuteur d’une cascade de titres (en anglais) que l’on relie entre eux avec des références hermétiques. Benjamin Fau et Nils Ahl ont eu le courage (la témérité, même) de s’attacher à rassembler leurs « indispensables », sans prétention d’une objectivité indiscutable, mais en argumentant et expliquant chacun de leurs choix. Bien sûr, les « puristes » bondiront sur un classement, pesteront contre l’absence d’une série ou grimaceront sur la présence d’une autre. Mais également, et bien plus souvent, vous validerez leurs choix finalement pas si consensuels et qui montrent leur connaissance parfaite de tout l’univers série. Cet ouvrage m’a (entre autres) rappelé que je dois absolument revoir la série Berlin Alexanderplatz et m’a ordonné d’ouvrir enfin mes DVDs de Frasier qui sont encore sous cellophane. Il m’a rappelé que c’est trop facile aujourd’hui de maltraiter X Files et convaincu que si j’ai aimé MacGyver à une époque, il peut encore séduire d’autres générations. Si vous ne savez rien des séries, commencez par là (il y a aussi un glossaire du « jargon » des séries à la fin du livre), si vous êtes déjà dans la marmite, vous saurez où vous en êtes de votre exploration du monde (merveilleux) des séries et si vous êtes un spécialiste ou une inconditionnelle, vous l’offrirez pour faire taire les questions bêtes.

Aujourd’hui, je les ai convoqués tous les deux sur le divan de mon monde pour les soumettre à mes pires questions. Et comme Martin Winkler avant eux, ils m’ont répondu franchement, sans langue de bois. Parce que ce sont deux vrais sériephiles.

DSDH : J’imagine que l’exercice auquel vous vous êtes livrés, trier les séries, a dû être souvent pénible et douloureux. Mais il vous a donné l’occasion de « mettre côte à côte » plusieurs centaines de séries dans tous les genres pour en tirer cette sélection. Selon vous, quels sont les éléments qui font qu’une série est “importante”, mis à part son succès d’audience ou sa durée? Quels éléments constitutifs d’une série sont déterminants pour la placer en haut du panier ?

NCA : Si je vous dis « cela dépend », est-ce que je passe pour un immonde scandinave un peu trop social-démocrate ? Je prends le risque : cela dépend – de quoi l’on parle, à qui l’on parle, pourquoi, comment. Il ne faut pas oublier que la série télévisée est un art jeune, voire franchement encore à l’âge des couches et du biberon. On commence tout juste à atteindre un nombre critique de séries produites qui justifie un tri, un recensement ou un classement. On est encore au tout début d’une histoire. Au-delà du succès ou de la durée d’une série – qui sont justement des critères « historiques » – c’est sa qualité technique, son originalité esthétique, son ambition intellectuelle (son discours politique, social, idéologique, etc.) – autant de critères « critiques », en fait – qui m’intéressent. Mais c’est normal : sous mon masque de Batman, je suis une saleté de critique, hein.

BF : L’origine de notre travail, ce n’est pas le tri, mais la collection. A force de parler entre nous de séries télévisées – parce que nous en regardions tous les deux beaucoup chacun de notre côté, et pour parler de temps en temps d’autres choses que de livres, de musique ou de filles (enfin, surtout de livres, en fait) – nous nous sommes rendu compte que nous avions besoin d’un outil qui n’existait pas encore : une vraie référence « critique » sur les séries. Si l’on cherche un renseignement concret sur telle ou telle série, on le trouve aujourd’hui facilement sur internet : wikipedia et les sites encyclopédiques sont là pour ça. Mais quand on lit une notice wikipedia qui concerne notre consommation culturelle, il manque quelque chose : une voix. On liste des faits, mais personne ne nous parle. J’ai grandi en lisant de la rock-critic en plus d’écouter des disques, Nils en dévorant des dictionnaires du cinéma, en plus des films. Dans les deux cas, nous avons reçu à la fois des éléments concrets, tangibles, importants pour notre compréhension de ce que nous aimions (untel a joué sur tel disque avant de monter son groupe, tel cinéaste tournait en tel format et travaillait avec tel scénariste, etc.), et des éléments subjectifs voire idiosyncrasiques : des partis-pris, des emportements, des enthousiasmes, des insultes, de la mauvaise fois, de l’invention verbale, de l’humour, des prises de position auxquelles nous adhérions parfois, que nous rejetions d’autres fois, mais qui nous intéressaient toujours – parce qu’elles résonnaient comme ce qu’elles étaient, la voix d’un être humain. Pour moi, la « critique » devrait toujours être cela : la rencontre d’un savoir et d’une voix, d’une information objective et d’une personnalité subjective.
Bref, il existait des dictionnaires du cinéma ou du rock, mais pas des séries, et il nous en fallait un. Autant le faire nous-mêmes, puisque personne n’avait l’air de s’y mettre (la dernière expérience comparable au Dictionnaire des Séries, le « Télé-Feuilletons » de Jean-Jacques Jelot-Blanc datait du début des années 90) alors que la critique des séries commençaient à prendre vraiment de l’importance. Pour revenir à la question, ce travail était donc avant tout un travail de recherche, de collection : traiter de tous (ou presque, humains que nous sommes) les feuilletons et séries de plus de six épisodes diffusés à la télévision française, toutes origines confondues. Le véritable travail de tri, ou de choix, n’est arrivé que cette année, lorsque notre éditeur nous a proposé le projet des « 101 meilleures… » : une version plus légère du Dictionnaire, plus abordable à tous les sens du terme, et consacrée aux séries que nous jugions les plus importantes.

Mais comment peut-on finalement choisir les «meilleures» séries?

BF: Personnellement, je n’aime pas le terme « meilleures » utilisé dans le titre. Mais il paraît que c’est essentiel pour être bien référencé, alors… Dans notre esprit, c’était surtout quelque chose comme « les 101 séries à emporter sur une île déserte (où il y aurait un lecteur DVD ou un ordinateur) », mais ça n’entrait pas sur la couverture… Dire que The Wire est « meilleure » que Le Prisonnier, c’est extrêmement réducteur, voire parfaitement faux, et pourtant nous l’avons mis en première place de notre classement. Celui-ci doit être compris comme une indication, pas comme un jugement de valeur, un guide, pas une constitution inébranlable – encore heureux. Nous n’aurions jamais pu nous entendre nous-mêmes, entre nous, si cela avait été le cas : nous ne sommes pas d’accord sur beaucoup trop de choses (tout simplement parce que nous avons deux personnalités différentes et deux histoires culturelles différentes, même si elles se recoupent sur de nombreux points), mais nous tombons quand même d’accord sur pas mal de choses essentielles. Et sur les autres, nous débattons. Notre livre est là aussi pour ça : provoquer des débats. Si quelqu’un le lit, se rend compte qu’il n’est pas, mais alors vraiment pas d’accord avec ce que nous y avons écrit, et, au lieu de jeter au feu nos pages sans autre forme de procès, développe une argumentation pour défendre son point de vue, fouille, cherche à comprendre, se triture un peu les méninges… alors je considère, pour ma part, que j’ai gagné, que mon travail a porté ses petits fruits.

Et donc, quels éléments ont été déterminants?

BF: Ah, il faut quand même que je réponde à la question. Personnellement, il y a énormément de choses différentes qui peuvent me captiver dans une fiction en général, et donc dans une série en particulier : sa capacité à me passionner, à me faire revenir pour le début de l’épisode suivant, la richesse de ses thématiques, la complexité de ses personnages (mais pas forcément : des personnages simples dans une récit extrêmement bien construit et maîtrisé peuvent donner un résultat passionnant), la résonnance qu’elle peut avoir dans sa société de son temps, et à travers le temps jusqu’à nous… J’ai écrit et j’écris toujours moi-même des fictions, et du coup, je suis sans doute plus sensible à certains éléments qui tiennent au scénario, à l’écriture, plutôt qu’à la réalisation ou à la direction d’acteur…

Des exemples?

BF: Parmi les « grandes » séries de l’histoire de la télé, il y a selon moi énormément de cas de figures différents : les séries « d’auteurs » comme Le Prisonnier ou Twin Peaks, dans lesquelles la marque du créateur est si visible qu’elles se révèlent, avec le recul, uniques dans leur style (on peut rajouter Lost également, pour le meilleur et pour le pire, ou encore Seinfeld du côté des comédies) ; les séries qui inventent véritablement quelque chose de nouveau, qui changent proprement la donne, comme le Hill Street Blues de Steven Bochco qui installe un style de série-feuilleton choral aux héros humanisés qui dominera les vingt années suivantes (sans Hill Street Blues, certainement pas d’Urgences, par exemple) ; les séries qui parlent directement à notre imaginaire, et qui, sous couvert de divertissement, charrient des thématiques humaines très complexes (je pense surtout à des séries de SF, bien entendu, Battlestar Galactica, La Quatrième Dimension, Star Trek, Babylon 5 ou même Doctor Who mais pas seulement – j’ai envie de parler aussi de Kaamelott, une série bien plus finaude qu’il n’y paraît au premier abord). J’oublie énormément de critères, j’en suis sûr. Au contraire, il y a des éléments qui condamnent à mes yeux une série à perdre plusieurs centaines de place dans mon petit cœur de sériephile : des épisodes interchangeables, la banalité des situations, un certain manque d’invention, ou une paresse, l’impression qu’on donne en toute conscience au téléspectateur ce qu’il attend et jamais davantage, qu’on lui permet de se complaire dans une certaine paresse intellectuelle qui est monnaie courante à la télévision etc. C’est le cas, à mes yeux, de la plupart des soaps et telenovela, des feuilletons sentimentaux français des années 70, des sitcoms de funeste mémoire « à la AB Prod », de certains cop-shows abrutissants et paresseux en France (les « unitaires » de TF1 des années 90) comme ailleurs (au secours ! qu’on nous délivre des épisodes formatés à la minute près du Mentaliste ! Ou de la vulgarité crasse des Experts : Miami !). Le problème, c’est que lorsque qu’on donne à un public exactement ce qu’il demande, sans même lui laisser une chance d’imaginer qu’il peut exister quelque chose d’autre, on a quand même de grandes chances d’arriver à un succès public. C’est pourquoi pas mal de grands succès d’audience de la télévision française sont exclus (et sans discussion d’ailleurs) des « 101 meilleures… » : pas de Plus Belle la Vie, de Joséphine Ange Gardien, de Julie Lescaut ou de Camping Paradis. Pourtant, la majorité des français regardent ces séries, et sûrement pas The Wire, Six Feet Under ou A la Maison-Blanche. Tant pis : au moins nous essayons de leur donner une chance d’avoir envie de regarder autre chose – de plus complexe, de plus drôle, de moins univoque, de moins confortable, de plus excitant.


Les séries concentrent aujourd’hui l’attention de tous les autres médias et attirent vers elles les auteurs, les acteurs et même les investisseurs. A votre avis, est-ce là seulement un mouvement « opportuniste » ou bien la reconnaissance d’un média qui aujourd’hui, plus que les autres, permet aux artistes de « s’exprimer » mieux et plus qu’ils ne peuvent le faire ailleurs ?

NCA : Cela dépend … non, je plaisante. Enfin, il faudrait s’entendre sur le terme « s’exprimer », hein. Mais pour la faire courte, il y a un mouvement opportuniste d’un certain nombre d’acteurs culturels vers la série télévisée, mais il y a aussi une forme de reconnaissance. En fait, la série est aujourd’hui le produit culturel de masse dominant, à la fois rentable et encore relativement ouvert. Un produit culturel qui touche presque tout le monde. Quoi que l’on pense des classes sociales en général et du snobisme en particulier : tout le monde aime Raymond – et plus personne ne s’en cache. Néanmoins, c’est aussi le fruit d’une séries de coïncidences, en tout cas d’un enchaînement historique dont nous sortons à peine : (1) l’invention et le succès des chaînes à péages par câble ou par satellite ; (2) une culture télévisuelle largement partagée ; (3) une reproduction vidéo plutôt bon marché (en tout cas populaire : cassette puis DVD) ; et enfin (4) internet. Car on ne dira jamais assez que le dernier âge d’or de la série, celui du tournant des années 2000 et de HBO, est « curieusement » aussi celui d’Internet, de la circulation instantanée de l’information – et du piratage joyeux de tout et n’importe quoi. Je n’ai pas vraiment répondu à la question, en fait.

BF : En effet, Nils, mais c’est déjà bien de t’en rendre compte : la prise de conscience est la première étape vers la guérison. Je ne suis pas sûr du tout qu’on puisse recommander la série télé à un artiste soucieux de « s’exprimer » avec le plus de liberté possible – sûrement pas en France en tout cas. Mais cela provient du fait que tous les arts et tous les artisanats ont leurs contraintes « industrielles », et, comme la télévision est un média de masse, ces contraintes sont exacerbées. Impossible d’écrire à la télévision « for the happy few ». Si les créateurs se tournent vers la séries télé, je ne pense sincèrement pas que ce soit par soif de « liberté » (et il faudrait définir « liberté » en plus de « s’exprimer », tiens donc), mais plus par amour du format. Une série ou un feuilleton permettent de développer beaucoup plus de choses qu’un film, par exemple. Il peut arriver plus de choses aux personnages, on peut apprendre à les connaître davantage en profondeur. On est plus proche du « temps de consommation » d’un livre que de celui d’un film. Quand on est habitué aux séries, c’est difficile de retourner au cinéma, de quitter la salle après une heure et demie et de se dire qu’on ne saura plus jamais rien de ces personnages, qu’on les a quitté pour toujours. En ce qui concerne l’intérêt nouveau des médias pour les séries… C’est opportuniste, forcément, car c’est dans le code génétique des médias de masse d’être opportuniste, et de se nourrir de ce qui marche déjà. Mais cela reste bien timide : il est quasiment impossible de parler de séries télés sur une chaîne de télévision française, à moins que ce soit pour faire la promotion d’une série diffusée sur ladite chaîne (Canal + est passée maître dans l’art de l’autopromotion éhontée) ; il y a très peu de place pour les séries à la radio, même si cela commence à changer lentement ; et elles sont encore, dans la presse papier, cantonnées aux pages « médias », et jamais aux pages « culture ». On commence à en parler sur les bancs des Universités, mais en général pour tirer leçon de ce qu’elles nous disent de la société où elles ont été créées – pas pour elles-mêmes, comme on étudie déjà des livres ou des films. J’y pense, pour finir : en ce qui concerne les acteurs, le snobisme qui sépare artificiellement acteurs de télévision et acteurs de cinéma est typiquement français : aux USA, et depuis les années 50, les deux mondes sont extrêmement poreux. Ce snobisme est évidemment parfaitement idiot : on commence quand même à voir émerger de grands acteurs « tous terrains », théâtre, cinéma et télévision mélangés en France (je pense à Simon Abkarian, par exemple, qui a débuté chez Papazian et Mnouchkine et qui crève régulièrement le petit écran ces dernières années – Pigalle, la nuit ou Les Beaux Mecs). Mais les acteurs sont quand mêmes pas mal tributaires des textes qu’on leur offre à jouer. Prenez Francis Huster, par exemple : sur les planches avec du Camus, c’est un cador, le boss, le taulier – à la télévision, il donne l’impression de jouer comme un cochon : il surjoue, certes, mais il n’y a pas grand-chose à faire non plus avec les dialogues du Grand Patron ou de Zodiac. S’il y a des textes intéressants à défendre à la télévision française, les bons acteurs suivront forcément. Et tu vois, Nils, je ne suis pas certain d’avoir répondu à la question, moi non plus. Ou alors dans le désordre.

Dans ce contexte « d’effervescence » où le moindre succès fait le tour de la planète en quelques jours, bientôt effacé par l’annonce d’un nouveau projet prometteur, quelle est, selon vous, la part de création et d’innovation ? Avez-vous l’impression que l’on expérimente de plus en plus et que l’innovation est devenue essentielle ou bien, au contraire, que la pression de l’audimat est devenue telle que les objectifs stratégiques des diffuseurs dictent de plus en plus le contenu et le traitement des séries ?

NCA : Je crois qu’il y a aujourd’hui un moment moins innovant, moins créatif qu’il y a quelques années. Mais je crois que c’est plutôt le cycle naturel de l’innovation dans l’art et la culture : il faut un temps de digestion, il faut le temps de passer à autre chose. Dans ces moments-là, on reprend des formes, on les perfectionne, on les polit. Homeland, Boss, Girls… Ce sont d’excellentes séries, mais aussi des séries qui font la synthèse de ce qui précède, qui les parfait. Bon, Boss, il y a pas mal de choses neuves quand même. Mais si on prend The New Normal, Revolution, Grimm, par exemple : ce sont de parfaits exemples (parfois pas désagréables) de formules tout à fait éventées.

BF: Nous sommes d’accord sur le fait d’être actuellement dans le creux de la vague, après une première moitié de décennie 2010 ébouriffante. Mais c’est naturel, et je n’en suis que plus impatient : tôt ou tard, la télévision nous surprendra. Elle y est obligée, contrainte, sous peine de disparaître tout à fait. L’expérimentation, on ne sait pas trop ce que c’est, en France. Chaque projet doit être taillé pour le succès à tout prix, et il perd généralement sa personnalité en cours de route (sauf exception, comme, une nouvelle fois, Kaamelott). Mais les USA peuvent se permettre d’expérimenter – le marché est beaucoup plus grand, la rentabilité arrive bien plus vite. Aux USA, contrairement à la France, les scénaristes sont sous contrat pendant la période de développement, ils peuvent donc se permettre de proposer des choses nouvelles, de prendre des risques sans risquer de ne plus pouvoir payer leur loyer à la fin du mois. Ce n’est pas le paradis du créatif non plus, évidemment : les décideurs sont actuellement très frileux (les networks en particulier sont dans un état de paralysie lamentable, on dirait qu’ils attendent que la mort vienne en regardant le soleil couchant), et de tous temps les annulations ont été très rapides en cas de scores d’audience au-dessous des attentes (pensez à toutes ces séries feuilletonnantes dont on ne connaîtra jamais la fin !). Il ne faut pas oublier non plus qu’une grande avancée créative peut naître d’une préoccupation industrielle : la problématique de Steven Bochco, en créant Hill Street Blues, était de retenir le public féminin devant un cop-show, genre historiquement masculin – il a décidé d’insuffler aux habituelles enquêtes policières des éléments tirés des soaps, genre historiquement féminin : les personnages ont une vie privée, des amis, des amours, des emmerdes, les histoires s’étirent sur plusieurs épisodes etc. Et bam ! Une avancée majeure dans la façon de raconter les histoires et de représenter le monde contemporain à la télévision – tout ça à cause d’une problématique « industrielle ». Mais en fait, il devrait aller sans dire que contraintes et créativité vont toujours de paire.

Dans le même ordre d’idées, quelle est à votre avis aujourd’hui l’influence réelle du public sur les séries et celle des séries sur le public ? Les séries peuvent-elles participer aux débats de société ? Leur discours n’est-il pas forcément perverti par la nature même des séries, qui sont des divertissements, des échappatoires ? Ou bien, au contraire, sont elles devenues, par leur caractère de plus en plus universel, le lieu idéal où projeter les angoisses et les espoirs de la société occidentale ?

NCA: Il ne faut pas oublier que le poids disproportionné de la série américaine dans le monde pose un problème, de ce point de vue. Aux Etats-Unis, la série télévisée participe au débat public, même de manière indirecte ou minoritaire. Les Présidents des Etats-Unis sont bien obligés de dire quelle est leur série télévisée préférée – et cela a du sens, souvent (et quand on voit Obama qui change de série préférée plus souvent qu’à son tour, c’est plutôt rigolo). Après, ce n’est pas forcément représentatif. La série reflète la société américaine telle que l’imaginent ou la voudraient les auteurs, les producteurs, les chaînes, les annonceurs… Ailleurs qu’aux Etats-Unis, il faut restreindre le champ, réduire la focale. Mais sans négliger le rôle des telenovelas en Amérique latine, par exemple. Après, l’impact de Plus belle la vie sur la société française... 24 heures chrono ou A la Maison Blanche, ce sont des séries qui ont voulu porter quelque chose dans le salon des américains. Battlestar Galactica reflète de manière parfois très efficace des débats sociaux du milieu des années 2000 outre-Atlantique – sur l’avortement, sur la guerre en Irak… Nous n’avons pas l’équivalent… En revanche, j’aimerais bien que quelqu’un prenne son courage à deux mains pour pondre un livre sur l’histoire récente des sociétés (mais pas qu’occidentales) vues par le prisme de leurs principaux soaps. Il y aurait beaucoup à dire.

BF: En France, il est tout simplement encore mal vu de dire publiquement que l’on regarde la télévision. Pour un homme politique, un intellectuel ou pour une personnalité publique, s’entend. Dans la vie de tous les jours, c’est parfaitement entré dans les mœurs, encore heureux. Ils sont quand même étrange, ces américains, qui trouvent normal qu’être écrivain soit un métier comme les autres, non une activité de rentier, et que leur président passe ses soirées devant la télévision comme n’importe quel employé fatigué… Comme toutes les fictions, les séries télé parlent de ceux qui les écrivent et du monde dans lequel ils vivent. On ne peut pas y échapper. Les plus purs divertissements eux-mêmes nous apprennent quelque chose de leur époque. Et même les plus artistiquement exécrables : il y a quelque chose à apprendre même d’un film de la Cannon des années 80, ne serait-ce qu’une certaine image de l’impérialisme américain. Tout nous parle : il suffit de savoir regarder dans le miroir. A l’inverse, l’image du monde contemporain que nous renvoie la fiction télé, la bonne comme la mauvaise, s’inscrit forcément quelque part dans notre cerveau, à côté de celle que nous renvoient les journaux télévisés et les documentaire. On en tire, plus ou moins bien, avec plus ou moins de pertinence, des renseignements sur le monde extérieur. Du coup, la télévision participe forcément aux débats de société, puisqu’elle est constamment présente dans l’esprit des débattants, ne serait-ce qu’à un niveau subconscient. On peut le regretter, s’en inquiéter, mais c’est un fait : l’image de la police française est en partie modelée sur celle renvoyée par Julie Lescaut ou PJ. On a dit par ailleurs que Friends avait plus fait que n’importe quoi d’autre pour répondre dans le monde entier l’American Way of Life du début du XXIe siècle, et c’est sans doute vrai. Quand on suit une série, on passe beaucoup de temps avec ses personnages, dans leur environnement, avec leurs habitudes, leurs coutumes, leurs cultures et leurs sous-cultures, et du coup, on en intègre une partie, forcément. Pour le meilleur ou pour le pire.

Un compliment qui revient sans cesse lorsqu’il s’agit de louer ces séries qui passionnent le monde depuis une quinzaine d’années, c’est le fait qu’elles sont filmées et mises en scènes comme elles ne l’auraient jamais été auparavant. Vous, moi et les lecteurs de ce blog, nous savons que ce n’est pas très vrai et que de superbes séries ont été produites à toutes les époques comme nous constatons que certaines séries récentes sont aussi bâclées que certaines de leurs ancêtres. Les séries doivent-elles donc être « neuves » ou « clinquantes » pour être pleinement appréciées ? Le temps et les avancées technologiques rendent ils nécessairement une série obsolète ? Y a t’il une « patine » ou une « rouille » qui vient peu à peu effacer les qualités d’une série et la rendent moins « regardable » ?

NCA: je crois qu’il va se passer avec la série télévisée à peu près la même chose que ce qu’il s’est passé avec le cinéma, en fait. D’ailleurs, cela a déjà commencé. J’aime – comme d’autres sériephiles – des vieilles séries que je ne regarde pas avec particulièrement d’indulgence pour leur grand âge, mais plutôt avec une admiration qui ne faiblit pas : Hitchcock présente, La quatrième dimension, Le Prisonnier, Chapeau Melon et bottes de cuir, Les incorruptibles… Ce sont des classiques, aujourd’hui. Ils le sont devenus avec la « patine », justement, dont vous parlez. Comme le sont devenus des films muets ou de vieux films parlants qui souffrent pourtant de plein de ringardises technologiques. La femme dans la lune est pour moi un film très beau et très important de Fritz Lang à une époque où la science-fiction moderne pose un certain nombre de jalons. Question effet spécial, honnêtement… on rit. Et pas que : tout a horriblement vieilli. Et pourtant. Et je n’ai pas parlé de La Naissance d’un Nation, de Nosferatu ou de Potemkine, hein. Mais Une femme dans la lune, quoi !

BF: C’est pareil pour les livres « classiques » : oui, la langue de Voltaire, de Balzac ou même de Céline n’est plus la nôtre, mais elle nous parle autant (et souvent plus) que celle des auteurs strictement contemporains. Bien sûr, l’évolution de la technique crée un prisme déformant, mais les éléments qui font de Chapeau Melon et Bottes de Cuir, de Twin Peaks ou des Brigades du Tigre d’excellentes séries parviennent à traverser les décennies. L’argument « les séries des années 2000 sont meilleures que celles des décennies précédentes parce qu’elles sont mieux réalisées, avec plus de moyens » est assez condescendant et finalement odieux car il signifie en fait « les séries des années 2000 sont meilleures parce qu’elles ressemblent plus à du cinéma qu’avant ». Il y aurait donc une forme majeure, le cinéma, et une forme mineure, la série télévisée, et la seconde aurait tout à gagner à se rapprocher le plus possible de la première si elle veut être bien considérée. C’est stupide : ce sont deux formes différentes, distinctes, point final – qui partagent seulement le média audiovisuel. Par contre, l’évolution des techniques peut permettre de représenter plus de choses à l’écran, plus facilement, et là pour le coup, c’est un baume pour l’imagination des scénaristes (enfin, ça devrait l’être : la technique devrait être là pour assister l’imagination des créateurs – malheureusement, elle est surtout là, la plupart du temps, pour faire faire des économies aux producteurs, ce qui n’est pas du tout la même chose). Mais je dois avouer qu’ici, je parle sinon en écrivain, au moins en manieur de mots, attaché avant tout aux histoires : une bonne histoire restera toujours une bonne histoire, de la Quatrième Dimension à Game of Thrones, quelques soient les moyens techniques employés pour la représenter. A mes yeux, en tout cas.

De plus en plus souvent, on évoque le sujet de la « consommation » des séries et, entre sériephiles, s’élèvent des débats sur la façon dont devraient être consommées les séries. Certains s’interdisent de voir plus d’un épisode à la fois et d’autres dévorent deux saisons en un week-end, certains assure qu’il faut commencer telle série par sa troisième saison tandis que d’autres ne pardonnent pas à un pilote… Peut-on faire ce qu’on veut quand on regarde une série ? Y a t’il vraiment un « protocole » minimum de visionnage à respecter pour apprécier une série ?

NCA: Le protocole, ce serait de l’inventer… Je redeviens social-démocrate, là. Il me semble en fait que c’est parce qu’il existe aujourd’hui beaucoup de façons de voir une série, justement, que nous avons connu un vrai âge d’or, une vraie reconnaissance, un vrai moment commun de culture populaire. Après, c’est chacun comme il veut. Et comme il peut. Honnêtement. Pour les séries feuilletonnantes, je trouve toujours cela dommage de ne pas les voir du début à la fin, même les parties moins bonnes ou franchement ratées. Par ailleurs, je suis un grand adepte du week-end enfermé avec ses Intégrales DVD et un seau de no-life attitude.

BF: La seule règle, c’est qu’il n’y a pas de règle. Cela ne viendrait à l’idée de personne de proclamer une « meilleure façon » de lire Balzac ou Proust, ou d’aller au cinéma. Alors débattre sur la question en matière de télévision… C’est au mieux sans objet, au pire complétement crétin. J’avoue qu’à l’inverse de Nils, j’aime conserver l’intervalle entre deux épisodes d’un feuilleton, suivre les séries au fur et à mesure de leurs diffusions US. Cela doit venir de mon enfance, et de la semaine qui s’écoulait entre deux numéros de Spirou ou du Journal de Tintin que je dévorais. Du coup, regarder une saison entière de 24, de The Killing ou de Homeland d’affilée, je trouve ça un peu contre-nature, même si je comprends le plaisir qu’on en retire. Par contre, je peux me faire des crises de boulimie de sitcoms et m’enchaîner des saisons entières de Seinfeld, de Kaamelott ou de Community. Récemment, j’ai découvert (pauvre de moi) Parks & Recreation au début de sa troisième saison : j’ai rattrapé mon retard de deux saisons en à peine plus d’un week-end, avec les conséquences que l’on imagine sur les zygomatiques et ma mâchoire.

JB : Ah, je ne devrais pas, mais je ne peux pas résister. Alors, comme dans les vraies séries policières, je vais couper la caméra et vous posezrla question franchement, hors de la présence de votre avocat… Pourquoi ma série préférée, Ren & Stimpy, n’est pas dans le classement ? Plus sérieusement et plus généralement, quelle place a, selon vous, l’animation dans l’univers série ? Malgré d’énormes succès comme les Simpsons ou South Park, l’animation ne reste t’elle pas un genre « à part », qui ne peut être pleinement apprécié que par « ceux qui aiment ça » ?

NCA: C’est une vraie question. En fait, à titre personnel, j’oscille constamment entre les deux opinions. Nous en avons souvent parlé avec Benjamin au moment du Dictionnaire : nous regrettions de ne pas inclure l’animation. En même temps, c’est un tout autre territoire, très vaste. Des sériephiles vivent sans, et pas si mal. Les Simpsons ou South Park, ce sont des séries particulières, en plus d’être immensément populaires, qui cultivent très explicitement le cousinage avec la série télévisée « non-animée ». Avec la sitcom et la satire, notamment. Du coup, dans les 101, on s’est fait plaisir… et on a cité trois séries animées… Mais justement trois animées très « séries » - si c’est clair, ce que je dis. Bref, Ren & Stimpy par ailleurs c’est vraiment happy-happy joy-joy, et je me comprends. C’est énorme, quoi.

BF: On a laissé de côté l’animation avant tout pour une question de place (et de temps), une question pratique, pas une question de désir. Le Dictionnaire aurait doublé de volume, de prix… Peut-être que cela vaudrait le coup d’écrire son équivalent pour l’animation, oui… Ce serait l’occasion de parler de Futurama (la meilleure série animée de tous les temps, hein, et qu’on ne vienne pas me parler des Simpsons), de Profession Critique, des maîtres du slapstick Tom et Jerry ou même de l’excellent Batman des années 90 ou du Sherlock Holmes de Miyazaki. Bon, en contrepartie, on serait obligé de se coltiner Lucille, Amour et Rock’n’Roll, Les Maîtres de l’Univers et Dora l’Exploratrice. Toujours volontaire, Nils ? Plus sérieusement, je pense que le problème vient surtout du fait que le public de l’animation est historiquement le jeune public – à l’exception du Japon, où il y a des anime pour toutes les tranche d’âge. Encore aujourd’hui, et même si les choses changent doucement, à 99,7% disons, l’animation à la télévision s’adresse aux enfants, et pas à leurs parents. Les Simpsons, South Park, Les Griffins sont des exceptions flagrantes et réussies. Au cinéma, Pixar fait avancer les choses, en proposant des films qui s’adressent véritablement à tous, avec plusieurs niveaux de lecture pour ne laisser personne en plan. Mais à la télévision, l’évolution n’est pas évidente. Personnellement, j’adorerais que de grandes séries animées prennent place dans les programmes télévisés, fassent exploser les cases et abandonnent leurs ghettos du mercredi et du dimanche matin. C’est d’autant plus dommage que nous formons d’excellents dessinateurs et d’excellents animateurs, en France – qui partent pour la plupart travailler aux USA ou Canada, d’ailleurs…

Enfin, et dans la grande tradition de la télévision et de ces «entretiens» : la question bête pour terminer. Si vous aviez les moyens (illimités) de produire demain la série de vos fantasmes, quelle serait-elle ? Dans quel genre ? Sur quels thèmes et avec qui dedans ?...

BF: Je crois que j’emploierais tous les moyens mis à ma disposition pour tourner une nouvelle sixième saison de Lost. Ou alors une série de fantasy feuilletonnante mature et fun, une synthèse de Tolkien (pour l’univers détaillé et foisonnant, le souffle épique, l’exploration, l’appel à l’imaginaire) et de G.R.R. Martin (Games of Thrones) (pour la complexité et le nombre des personnages, un certain « réalisme », la géopolitique détaillée) avec de l’humour en plus. A chacun sa quadrature du cercle, hein…

NCA: Ce serait Buffy et les vampires mais à trente ans, à trente-cinq, à quarante, etc. Le Balzac-Le-Fanu contemporain qui écrirait pour moi La tueuse de vampires de trente ans… Un Vingt ans après Buffy, en fait. Et du niveau des saisons 2-3-4 de l’original. Mais j’ai un problème avec les blondes qui rebondissent, il faut le dire.

BF: Too much information, Nils.

NCA: Bref. Anyway.

Merci Benjamin et Nils !
Merci M’sieur Bassaget !

Dans l'agenda du weekend : Mettez des séries dans vos oreilles avec le podcast de Season One dont je suis l'invité (ils n'ont pas dit "d'honneur", mais je vais le rajouter quand même)

À propos des séries télévisées, Benjamin Fau et Nils Ahl ont déjà publié :
- Dictionnaire des Séries Télévisées, Editions Philippe Rey, Paris 2011 ;
- Les 101 Meilleures Séries Télévisées, Editions Philippe Rey, Paris 2012.

Séparément, ils ont également commis, pour Nils C. Ahl :
- Les Carnets Souterrains de Zénon – Tome 1 : Le palais de Cristal, L’Ecole des loisirs, Paris 2009
- Les Carnets Souterrains de Zénon – Tome 2 : Le cimetière des livres venimeux, L’Ecole des loisirs, Paris 2010
Et pour Benjamin Fau :
- Vodka en Dragées (avec Raphaël Bloch-Lainé), Gingko éditeur, Paris 2006
- La Route sous nos Pas, Editions du Panama, Paris 2007)



SOURCE : http://feuilletons.blogs.liberation.fr/ ... s-ahl.html
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